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Hugues Jallon | Dans les politiques de la peur

Zone de Combat, Verticales

samedi 28 juin 2008

Dans la zone de combat, nous enchaînons les méthodes thérapeutiques et les groupes de parole, les séances de coaching et les stages de remises en forme. Pour survivre, il faut se prendre en main. Se plier aux recommandations communes. Entre périls terroristes et accidents domestiques, nous vivons dans la crainte permanente de la désagrégation, physique et sociale. Dans la zone de combat, rien ne distingue plus les périls du monde des territoires intimes. Quelques groupes informes se préparent à l’inéluctable. Ensemble, tout est devenu possible. Un seul mot nous rassemble : la peur.
Hugues Jallon, Zone de Combat, Verticales, 2007

« Ne formez pas d’images, n’essayez pas, s’il vous plaît »

Dans la zone de combat, il n’y a pas d’ennemis clairement identifiés, il n’y a pas de cibles à détruire, il n’y a pas même de combats. Mais une zone, large comme le monde, étroite comme un défilé le long duquel on court pour épuiser le corps, réduire l’esprit à la douleur qu’on parcourt pour s’y confondre, et s’y oublier.

Le livre alterne récit de ces rassemblements clandestins où il n’est question en apparence que de courir, ensemble (ensemble, le possible est plus qu’une politique, mais une idéologie d’anéantissement de soi) et séances de groupe, de conditionnement psychologique où il s’agit d’oublier, de se réduire à une seule et même volonté commune d’appartenance factice à cette volonté – pour surmonter le drame.

Quel drame ? N’importe. Ce peut être le drame domestique, la mort de son enfant, l’accident mortel, où le pire est qu’il n’y a pas de coupable – l’enfant s’est faufilé dehors, la nuit, a heurté une voiture, s’est noyé dans la piscine, a basculé par la fenêtre. N’importe. Ce peut être le drame mondial, le drame terroriste, la menace constante d’une armée sans nation, sans cause véritable, sans armes, introuvable, où qu’on cherche, où qu’on bombarde. On se tient près de Ground Zero pour mesurer l’effroi : il est large. Il se superpose au trou béant qui seul demeure au milieu de la ville, trou béant caché par des bâches (mais qu’il y a-t-il à cacher qu’un trou béant)

Un récit se dégage donc, non pas explicitement et linéairement orienté, mais émanant de ces multiples directions : il ne concerne pas vraiment des personnages, mais un nous d’une violence littéralement imposante, inclusif et définitif, qui érode tout ce que la conscience de soi peut avoir d’individuel, de libre. Ce nous, on peut en retracer le trajet : à la suite d’un tel drame, et face à l’impossibilité de s’en relever, l’évidence s’impose malgré soi de rejoindre le groupe, de participer avec eux à l’inéluctable. Participer aussi à la peur, la peur qu’on provoque en voulant la conjurer, la peur qu’on fait naître par le simple fait de vouloir la conjurer.

Deux types d’énonciation : adressée (celle des groupes de soutien et de conditionnement, où affleurent des images proches de celles du Fight Club de Chuck Palahniuk) et partagée (celle de cette communauté de partage qui se regroupe pour ensemble, courir, souffrir jusqu’à faire disparaître la douleur, être ensemble, un même corps qui souffre et qui s’abolit dans cette souffrance) : entre les deux, les mêmes injonctions : « ne formez pas d’images » : parce que l’image est plongée en soi, plongée dans la mémoire, elle replonge l’homme dans son individualité. Ce leitmotiv qui émerge du texte des dizaines de fois pour interrompre chez le lecteur la formation d’images exerce la même fonction : établir sur toutes consciences un seul et même présent, faire du monde un seul ici et maintenant, une seule et même activité frénétique et incompréhensible, mais organisée, enfin.

La zone de combat comme unique réalité, seul discours audible parce qu’il fait de la peur un discours qui agrège les êtres ensemble, rendant le monde vivable, et possible.

Un livre d’une puissance d’évocation rare – qui semble presque annuler en lui-même toute possibilité de discours sur : en dehors de ce trajet qu’on a essayé d’esquisser, ou en dehors d’une lecture contextuelle (voir l’excellente lecture de Philippe Boisnard sur Libr-Critique).

La force d’un tel texte provient d’une certaine manière de se saisir de l’intérieur de cette violence du monde sans la désigner en dehors d’elle-même, sans la produire à distance. La puissance d’une telle écriture, c’est cette superposition des lignes, l’intime et le politique, l’actualité dans son évidence et son urgence, et l’émergence d’une réalité plus profonde, plus intemporelle aussi : cette expérience de la peur qui structure les sociétés, les organise.

Surtout, l’âpreté du livre réside beaucoup dans ce que Jérôme Mauche expérimente de son côté, ce processus de collage de discours neutres et neutralisés dans la convention, les phrases toutes faites qui nous désapproprient la langue, qui la rendent nue et essentiellement fonctionnelle :

« dans la ZONE DE COMBAT
nous le savons
quelques consignes claires assureront une prolongation significative de votre activité quand bien même le suivi régulier des procédures, l’observation rigoureuse d’instructions personnalisées, la reprise des exercices inscrits au programme, la remontée de l’indice de confort général, le redressement significatif des profits personnels
s’achèveraient en tuerie générale. »

Mais quand la littérature à son tour prend possession de la langue que parle le monde pour la parler de l’intérieur, démontant ses mécanismes et ses rouages, non pas simplement en usant de l’effet de citation, ou par évocations ironiques, mais comme la minant de l’intérieur, travaillant précisément son automatisme pour la rendre étrangère – la sauvant d’elle même (cela tient sans doute au rhytme hallucinant déployé par une scansion à la fois souple et brutale de phrases coupées par le blanc de la page qui envahit peu à peu tout l’espace, tout en produisant des moments d’accélérations dans la lecture : effets de course en avant, d’effondrement aussi, effets de chute libre et de vertige) ; dès lors : on parlerait de poésie, et on pourrait évoquer à juste raison l’injonction de Ponge (l’art de résister aux paroles) : surtout on dirait plus justement la faculté de la littérature à s’autonomiser, à produire sa langue en propre tout en, dans le même temps, répondant au monde, répondre du monde et de son exigence abjecte d’oubli, de reniement, de résignation, de destruction en détruisant, par la seule force de sa profération, l’abri patiemment bâti par le chaos :

« Bien à l’abri dans les étages supérieurs
nous surveillerons régulièrement
l’évolution des indicateurs de croissance
les dernières projections démographiques
la courbe des taux de suicide.
Nous constaterons
l’effondrement de la fécondité.
Nous réévaluerons chaque jour ou presque le terme probable de notre disparition
finale et définitive. »