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Le regard de la taupe et le regard de l’Ange

K. Lupa, F. Castorf, A. Guillet

vendredi 9 mars 2012

Dans le cadre de la journée d’étude Théâtre et Histoire, enjeux contemporains, du 6 mars à l’ENS Lyon, que j’ai organisée au sein du Labo Junion Imag’His avec Barbara Métais-Chastanier de Agôn, je publie ici cette communication qui prolonge des pistes déjà traversées, ici, ou .

La question de l’histoire, et des moyens de l’affronter, au présent, en présence.


Notes sur :

Salle d’attente — L. Norèn / K. Lupa
La Dame aux Camélias — A. Dumas / F. Castorf
Déjà là — A. Michniak / A. Guillet

Reprendre possession de notre histoire


L’humanisme ne se manifeste plus qu’en tant que terrorisme, le cocktail Molotov est le dernier événement bourgeois. Que reste-t-il ? Des textes solitaires en attente d’histoire. Et la mémoire trouée, la sagesse craquelée des masses menacées d’oubli immédiat. Sur un terrain où la leçon est si profondément enfouie et qui en outre est miné, il faut parfois mettre la tête dans le sable (boue pierre) pour voir plus avant. Les taupes ou le défaitisme constructif.
4 janvier 1977

Heiner Müller, Adieu à la pièce didactique

Mettre la tête dans le sable (boue, pierre) et voir plus avant : se faire taupe précisément pour ce mouvement — reviendrait au théâtre la tâche de cela : non parce que le théâtre, lieu noir, retranché serait ainsi coupé et préservé du réel, mais parce que dans ce retranchement, il y aurait quelque chose de l’ordre de ce premier mouvement d’enfouissement pour retrouver ce dont on aurait été dépossédé — et cette avancée surtout.

Puisque l’histoire et la littérature se trouvent déliées dans notre monde aujourd’hui l’une de l’autre, que le théâtre pourrait tendre à n’être qu’une occupation bourgeoise, qu’il ne semble être qu’une surface ou un reflet médiatique d’occupation du temps, le soir après le travail, il faudrait, esquisse Müller, saper le vernis de l’art pour atteindre à certaines profondeurs oubliées. Puisque désormais le texte est en déshérence de l’histoire (le dramaturge dit : en attente), il faudrait faire de l’attente le lieu même de l’histoire représentée, peut-être : occuper activement l’attente pour la briser ?

Puisque le texte ne peut plus rejoindre l’histoire qui se déroule sans qu’elle le concerne, puisqu’il ne peut plus en produire sans qu’il s’agisse d’un mime dégradé (et sans participer à son illusion), peut-être faire de la scène un appel de l’histoire, une manière d’en convoquer le sursaut, ou au moins d’en produire sa possibilité ?

Intuition de Müller : l’histoire n’est plus ce champ de conquête mais un champ miné. L’histoire n’est plus ce qui nous constitue comme communauté mais ce qui désormais nous dénierait la possibilité d’être une communauté : soit l’histoire se fait en dehors de nous (et même pour nous), soit l’histoire se défait devant nous, de l’autre côté de l’écran, et devient plus qu’un spectacle, mais le spectacle de ce spectacle.

De l’histoire, notre génération n’a connu que sa chute : une série de chutes — des images de chutes répétées : la chute du Mur de Berlin ; la Chute de l’U.R.S.S ; la Chute de deux tours de verre ; la chute des Statues de Sadam Hussein, de Khadafi, d’autres. Alors que faire de ces chutes de l’histoire, comme on parle de chutes pour des tissus, ou des chutes d’un récit plus grand dans lequel on couperait — mais un récit fait entièrement de chutes ; alors : que faire ?

L’intuition de Müller, c’est aussi celle-ci, après Brecht (et évidemment, bien différemment, puisque de l’autre côté de l’histoire et de l’utopie) : faire du théâtre un lieu de resaisissement de l’histoire : non plus pour en faire un prolongement de l’activité historique ou sa réflexion en miroir (et retourner les armes du théâtre contre lui même afin de travailler la conscience du spectateur en acteur hypothétique de sa propre histoire), mais agir pour en faire cet instrument de retour sur l’Histoire afin d’interrompre l’histoire telle qu’elle se fait pour nous. Interruption de l’histoire, interruption de son mythe plutôt (J.-L. Nancy). Le théâtre s’exhibe comme un lieu coupé du monde pour mieux dire que cette coupure nous permet de le sauver, ou pour ainsi dire le voir.

Prenant acte de cette dépossession de l’histoire — prenant appui sur ce moment de l’histoire qui succède aux utopies (non pas la fin de l’histoire vraiment : mais ce moment qui continue sans nous), le théâtre peut être le lieu (et pour certains auteurs : peut être seul ce lieu) où l’on dévisage ce rapport à la communauté : parce que le théâtre est l’espace où la communauté est encore construite dans la solitude des regards, et le silence intérieur (le lieu seul : y en-a-t-il d’autres ? Les stades, les arènes politiques ? Non. Dans le bruit, c’est plutôt la dissolution de la solitude en collectif, et le basculement (contre lequel le théâtre agit) de la communauté en communion).

Mais le théâtre, ça n’existe pas, puisqu’il n’y a que des pièces (et pas même de pièces : des spectacles plutôt), soit donc trois spectacles, contemporains de notre contemporain : créés et joués cet hiver — qui affrontent, tous mais singulièrement et sans dialoguer les uns avec les autres, cette question de l’histoire et de la communauté : tenir à cette formulation : l’histoire et la communauté envisagées comme question : c’est-à-dire comme travail élaboré en même temps qu’il est réfléchi et conçu sur le plateau et non dans l’écriture d’un auteur solitaire et coupé des corps de ceux qui vont le parler.


Lupa et l’espace politique
— traverser l’allégorie

Salle d’attente, tout d’abord ; de Lupa : première création en français du metteur en scène polonais.

Après spectacles sur personnages réels (doublement problématique : personnages et réels), et les figures de Marilyn Monroe et Andy Warhol, cette fois Lupa s’attaque à un texte, celui de Lars Norèn, auteur danois : Catégorie 3.1 — ou plutôt va s’appuyer, se construire sur et à partir de lui, en compagnie de jeunes acteurs sortis des écoles de théâtre de France.

Catégorie 3.1. C’est par ce terme que l’administration de Stockohlm désignait les marginaux (alcooliques, drogués, psychotiques, et même plus largement que cela, déclassés, ou hors-système). Dans la pièce de Lars Norén, toxicos, paumés, prostitués, schizophrène, SDF et chômeurs peuplent Sergelstorg, une place du centre de Stockholm. Un lieu qui est ce non-lieu qu’on ne nomme pas, sorte de hangar dortoir, ring ou rue avec un toit.

C’est le grand dehors par lequel on désigne cet espace qui n’appartient pas au champ politique : comme on dit d’un homme : « il vit dehors ». « Il vit à la rue. » C’est le hors-champs politique et historique dans lequel évidemment l’histoire n’a pas de prise, compose avec une histoire hors de l’histoire (les journaux ne servent qu’à se protéger du froid, non pour s’informer de l’autre dehors qui demeure le nôtre.)

Pour écrire la pièce, Noren s’est appuyé sur un important matériau documentaire (il a recueillis des paroles, des figures, moins des trajectoires que des surgissements d’êtres). C’est cela qui a autorisé Lupa a travaillé dans le texte, non à partir de lui seulement pour se contenter de le faire interpréter. Lupa l’a dit suffisamment : il ne veut plus monter de textes qui sont de purs objets construits de toutes pièces. Il veut des magma, cherche désespérément des pièces à éclater parce que déjà en puissance éclatées, éclatantes.

J’ai cherché désespérément des textes de théâtre qui ne seraient pas des oeuvres joliment tournées mais plutôt une sorte de magma, quelque chose de plus ouvert et qui se joue au-delà des dialogues eux-mêmes. Ce qui m’a séduit ou même hypnotisé dans Catégorie 3.1, c’est que Norén ait pénétré les profondeurs enfouies de l’âme, du cerveau, du langage.

C’est difficile de dire pourquoi les gens se saoulent ou se droguent. Cette soif irrationnelle, ce besoin impérieux se nourrissent de nombreuses images du bonheur, d’images archétypales, bien que totalement inexprimables ; mais à la racine, il y a le désir de se libérer des règles d’une réalité où “le moi” n’est pas heureux – ou “le moi” est enfermé non seulement par la société [...] mais aussi par le fonctionnement du langage. [...] Je crois que Norén a réussi à montrer ce processus, détaché de ce que je nommerais le diagnostic social, à traiter de ces zones sans pédagogie ni moralisme. Dans cette pièce, il ne cherche pas à voir comment l’homme pourrait sortir de cet état, se retrouver du bon côté de la société. [...] Tout le temps, comme un somnambule, l’auteur erre dans cette zone que l’homme normal aimerait pouvoir saisir et qu’il n’est pas capable de saisir. [...]

Pour créer sa pièce, Lupa n’a pas utilisé la partition de Norèn afin de représenter cette pièce, mais s’est appuyé sur ce texte comme matériau textuel qui a été travaillé en répétitions pour fabriquer sur le plateau, dans les répétitions, un spectacle fait d’improvisations et de scènes répétées (une scène de shoot répétée trois fois : c’est littéralement la répétition qui crée le spectacle à mesure de lui-même).

— ANGELIKA. — Qu’il me tue s’il veut, j’ai pas la trouille de mourir, j’ai pas peur... J’ai appris ça quand j’étais petite qu’on devait pas avoir peur de la mort, c’est ceux qui vivent qui sont dangereux. Cherche dans son grand sac, mouvements très rapides, le met sens dessus dessous, et essaye de retenir les affaires mais une partie tombe par terre. Non, mais... merde... Pourquoi c’est jamais facile ? J’avais un nouveau paquet de cigarettes, maintenant elles ont disparu. Pause. Donne-moi une cigarette... Pause. Johan.
— JOHAN. — Tiens. Il lui donne un paquet de cigarettes. J’aime bien quand tu dis Johan. Petite pause. Johan.
— ANGELIKA. — Oui, mais tu t‘appelles comme ça, non ?
— JOHAN. — Oui, mais quand même... Johan...
— ANGELIKA. — Oui, mais c’est toi, non ?— JOHAN. — Oui… mais je le sens bien. On entend de la musique de l’étage au-dessus. Il y en a qui font la fête.
— ANGELIKA. — Grand bien leur fasse. Rit. Se lève, baisse sa culotte et s’accroupit. Pardon.
— JOHAN. — Mais toi... Tu vas faire ça là, pendant que j’y suis ?
— ANGELIKA. — Non mais c’est que... Prend les capsules qu’elle a mises dans un petit tube en plastique et se les met dans le vagin. Je vais y aller. Je dis... Faut bien que j’y aille.

La scénographie : impressionnante, conçue pour cela — impressionner. Première scène dans l’ombre d’un devant qui isole une partie de la scène qu’on prend pour son tout, et soudain la lumière qui fait reculer l’espace en le donnant à voir dans toute sa profondeur de champ) : un hangar couvert de tags, perspective immédiate et durant tout le temps de la représentation, presque aucun jeu de lumière, tout est visible, les acteurs / personnages sont en présence, parfois s’étendent, restent allongés une heure ou deux, avant de revenir pour le final sur fond de musique de Llassa qui les voit tous s’approcher au devant de la scène, s’asseoir sur le bord du plateau, être sur ce seuil de la représentation avec lequel le spectacle a joué entre le réalisme extrême des paroles non-écrites, le jeu ultra-naturaliste d’acteurs possédés par des mouvements rejoints plus qu’exécutés, et la fascinante distance de ce jeu avec le réel et l’imaginaire mental.

Quelle est l’histoire de ce texte ? Quel rapport (de force) à l’histoire ce spectacle engage ?

Nous avions travaillé des zones semblables dans Les Présidentes de Werner Schwab et dans Les Bas-Fonds. Je suis persuadé que Norén s’est inspiré de ce texte de Gorki que nous appelons en polonais Na Dnie (Au fond), comme en russe d’ailleurs. J’avais intitulé notre spectacle Azyl. Ce qui nous fascinait, c’était le phénomène de l’asile, c’est-à-dire l’endroit où sont rejetés des gens qui ont certaines faiblesses qui les handicapent, qui les empêchent de se battre dans la vie où, à cause de cela, ils ne sont pas acceptés. À cet endroit-là, ils trouvent la permission d’être. Cet “au fond” est une sorte de “paradis” où il est possible de vivre et de posséder une certaine valeur – évidemment pas celle en vigueur dans la société – où une autre morale se forme.

L’enjeu du fonds, du bas-fonds, est alors vertigineux pour dévisager en retour le spectateur d’un tel spectacle : quand on croise un homme s’adresser à tous et à personne dans le métro hurlant et insultant le vide, impossible de ne pas trouver cette scène théâtrale. Dès lors, quand le théâtre se ressaisit de ce geste, est-ce que cette défiguration ne renverse pas les signes ?

Le fonds dans lequel se dépose cette réalité, dans le théâtre qui ne cesse par ailleurs d’exhiber des signes de sa production (écrans géants avec par intervalles des improvisations en screen-test à la manière de ceux de A. Warhol au temps de la factory) devient un dépôt de notre histoire, comme la production même de l’histoire qui est passée et qui laissé ceci : restes de l’humanité, mais qui sont cependant tout ce qu’il nous reste pour la saisir et la voir.

L’homme ne sait rien de “l’intrusion d’en bas” à laquelle il est exposé, et il n’en sait rien puisqu’à chaque pas et à chaque instant il se trouve à l’intérieur d’un système de valeurs qui n’a d’autre but que de couvrir et de maîtriser tout l’irrationnel par quoi est portée notre vie liée à la terre.

Broch, Les Somnambules : le vertige lyrique,
cité par M. Blanchot, Le Livre à venir

L’intrusion d’en bas commise par le théâtre (nous) expose (à) une intériorité qui est comme le ventre de notre histoire : et le plateau, lentement, comme d’évidence, devient le lieu allégorique qui nous confie de nouveau ce dont l’histoire nous avait dépossédé : notre histoire. Nous sommes rendus au rivage, face au large de nouveau. Au cours du spectacle, une sorte de métaphore se dégage de ce lieu : comme si ce hangar était une manière de représenter le monde, non pas le dehors, la rue seulement, mais bien le fonctionnement de l’Histoire : chacun des personnages dans sa solitude, chacune des solitudes essayant d’échanger avec l’autre, essayant d’échanger la solitude avec l’autre.

Il y a alors ce texte de Dostoïevski, auquel pense Lupa quand il s’est penché sur la question de la jeunesse, dont l’enjeu fut central dans le projet : travailler avec la jeunesse pour la parler de l’intérieur : mais quelle part la jeunesse dans ce monde, et quelle relation du temps à la jeunesse dans ce monde toujours passé en sa vitesse ?

Dans ces instants rapides comme l’éclair, le sentiment de la vie et la conscience se décuplaient pour ainsi dire en lui. Son esprit et son coeur s’illuminaient d’une clarté intense ; toutes ses émotions, tous ses doutes, toutes ses inquiétudes se calmaient à la fois pour se convertir en une souveraine sérénité, faite de joie lumineuse, d’harmonie et d’espérance, à la faveur de laquelle sa raison se haussait jusqu’à la compréhension des causes finales. [...] Ces instants, pour les définir d’un mot, se caractérisaient par une fulguration de la conscience, et par une suprême exaltation de l’émotion subjective. [...] À ce moment – avait-il déclaré un jour à Rogojine quand ils se voyaient à Moscou – j’ai entrevu le sens de cette singulière expression : il n’y aura plus de temps.

Dostoïevski, L’Idiot

Là où W. Benjamin lisait Dostoïevski comme l’écrivain de la plainte de la jeunesse et l’échec de son mouvement, Lupa refuse de conclure sur cet échec, d’en attester le vrai. Plutôt une défaite qui n’a pas dit son dernier mot.

Ce mot final : il n’y aura plus de temps — plutôt pour Lupa signe d’une nécessaire urgence, d’un sursaut que l’ultime image de la pièce dit, avec sa simplicité désarmante : ou comment l’une des personnages vient chercher un par un les acteurs posés sur le sol, les relever, et les amener au devant pour saluer, enveloppés dans la mélodie de Lhasa et de ses mots [1]


A Fish on a Land (Lhasa, ’Lhasa de Sella’, 2009)


Castorf et le temps à reconquérir
— Échanger (avec) l’histoire

Travail kaléïdoscopique : fragments de Dumas (scènes plutôt que narration) ; phrases de Bataille (plutôt que récit) ; séquences intérieures de Müller : La Dame aux Camélias, de F. Castorf, à l’Odéon.

Un propos : l’individualisme bourgeois moderne et l’exploration de ses racines romantiques (après Kean, de Dumas père : La Dame aux Camélias de Dumas fils : question aussi sur l’héritage de nos pères, l’histoire que les pères nous ont léguée).

Le passage du comédien absolu à la prostituée entretenue est évidemment la continuation de la même guerre, mais un cran est levé et on entre encore plus profondément dans un fonctionnement de l’histoire à la puissance : l’esclavage n’est plus celui d’un corps à son rôle ou à son image, mais celui du corps au corps imaginé et fabriqué par le regard de l’autre. Ce que Bataille appelle, la scène la réalise et s’en saisit (la phrase s’entend au début du spectacle : le capitalisme du sexe). Dès lors, il y aurait ce schéma : un dialogue entre La Dame aux Camélias et La Mission, et le trait d’union Bataille qui donne sens.

Passer par Dumas pour parler du présent : non, il ne s’agit pas d’une adaptation, voire d’une tentative de créer des dialogues, espérer que Dumas s’adresse à nous, non (propos de Koltès : l’amour a changé, donc il se dit autrement : besoin d’un autre langage, parce que le monde qu’on perçoit est autre.)

Pour déconstruire le romantisme de Dumas fils, Castorf le fait donc dialoguer avec La Mission de Müller, cette pièce du début des années 1980 qui traite de la Révolution française — sous titre de la pièce : Souvenirs d’une révolution :

La Mission, cette pièce de Müller où la Révolution (française) n’est pas une idée mais une femme, « femme avec vin, pain, fromage », femme sans nom, dans tous les états de ses métamorphoses, au fil de la trajectoire du nègre Saportas qui espère la liberté pour, sitôt celle-ci conquise, la retirer au mulâtre : l’histoire de l’utopie qui finit toujours par forniquer avec la mort,

Mathilde La Bardonnie

Double chiasme : Dumas pour parler de l’esclavage des corps au présent (une image au-dessus du plateau : Berlusconi dans les bras de Kadhafi — et un planisphère avec cette inscription qui tourne : anus mundi : l’abject politique contemporain) ; et Müller le contemporain qui parle de l’Histoire révolutionnaire passée. Au milieu de ce chassé-croisé, quelque chose qui tient moins de la transition que d’un miroir réfléchissant (sur nous) : le texte de Bataille, Histoire de l’œil — et quel rapport, au juste, de quelles forces ?

C’est que pour Castorf, la question politique est une question érotique (d’où Bataille) : l’esclavage qui fait l’enjeu de la pièce de Müller est celui qui constitue le regard (plus que la vie) de Marguerite.

Innocent ? coupable ? imbécile ? mais le passé, l’irrémédiable… et si vieux, une saleté qu’on ne peut laver, sur laquelle il faut vivre.

G. Bataille, Le Petit

La question de la culpabilité, de la souveraineté de l’innocence, de la souillure et de la blessure irrigue le texte de Bataille qui vient être prononcé par des personnages venus de la pièce même de Dumas — si la prostitué est une figure de Haïti, Haïti une figure du fonctionnement du monde bâti sur l’asservissement des corps : et le corps une figuration de l’ordre politique qui est le nôtre.

Et la pièce lentement de travailler cette idée : le moteur de l’histoire, c’est non seulement l’histoire elle-même, mais son viol.

La scénographie est spectaculairement simple : un monde double face tourne comme une toupie (ou une pièce de monnaie) — pile, un favelas bâti en hauteur, une auberge avec poules et animaux vivants, des toilettes où l’on vient jouir, des lits que les personnages prennent pour des toilettes, et un escalier qu’on monte et descend pour se battre et s’insulter. Face, une sorte de plateforme ultra-contemporaine, dance-floor vitrifié, lissé, propre et sans aspérité. C’est là que le corps mort de Marguerite sera déterré par son amant pour qu’il puisse la regarder et jouir du spectacle de la décomposition ; c’est là qu’on viendra projeter des films, la beauté de certains plans d’un long métrage de Murnau en regard de la saleté du reste.

Quelle histoire ? Et comment s’y ajuster, la conduire, l’affronter.

Une scène : une scène d’intérieur (scénographie dont nous sommes privés : le corps est à ce point sujet à caution dans ce théâtre, et trahi (au sens bataillien) que la deuxième partie ne se passe pas sous nos yeux.) Les acteurs jouent à l’intérieur de mansardes où ils sont filmés : et le spectateur, voyeur de quel spectacle, regarde les écrans pendant près d’une heure (davantage ?), les corps là mais cachés, et les paroles amplifiées, sonorisées, déformées donc. Parfois, un corps dépasse de la mansarde, et on voit sur les écrans ses jambes tandis que dans notre réalité, on aperçoit le visage et les bras. Mise à nu de la présence du théâtre quand on assiste à son retrait et son don dans le même geste. Et dès lors, saisir un peu de notre histoire pour la retenir.

Monde dans lequel l’histoire a fait des corps une puissance virtuelle perçue de seconde main : rend d’autant plus présente la présence redonnée ensuite des corps à l’instant de leur diction et comme on est en présence avec eux, contemporains de ces corps, puissance du théâtre de faire advenir des corps en acte.

Cette scène d’intérieur : les trois révolutionnaires envoyés en Mission à Haïti pour abolir l’esclavage sont avertis que Bonaparte qui a renversé le pouvoir supprime leur Mission, annule l’ordre que le Directoire avait promulgué. Que faire ? Obéir, rentrer, échouer (ou réussir la mission de rentrer) : accompagner l’histoire en train de se faire. Ou au contraire poursuivre la Mission, se faire anachronique de l’histoire, l’accomplir pour la beauté du geste.

L’anachronisme de leur situation est d’une violence telle qu’il renvoie à cette distance dans laquelle on est situé dans l’histoire : dans l’immédiateté de sa diffusion et dans le retard toujours croissant de sa perception. L’histoire qui se fait en temps réel, comment la faire, puisque c’est désormais le temps réel qui le construit en dehors de nous qui sommes dans des mansardes, réceptacles de ces nouvelles qui sont toujours déjà passées, que l’on reçoit parce qu’elles sont passées.

Que font-ils, les Révolutionnaires privés de leur Révolution ? Après avoir parlé, crié, pleuré, pour l’un (en fait l’une : les trois hommes révolutionnaires sont joués par un acteur et deux actrices, dont l’une à moitié noire, peinte à moitié sur le corps : pour Müller, jouer la race et le sexe, mais en dévoilant toujours que l’on joue la race et le sexe), après avoir réclamé que l’histoire obéisse à leurs volonté, l’un des révolutionnaires avale la Mission, le texte de la Mission : pas celui de Müller (quoique), mais celui qui leur donnait l’ordre de briser l’esclavage en Haïti.

Avaler l’histoire : geste Bataillien d’ingurgiter, de s’incorporer à l’histoire pour en abolir à la fois la substance, la réalité, la matérialité et le contenu, et (se) devenir en elle, faire disparaître en soi le corps de l’histoire en faisant corps avec elle.


Sur toute cette scène, même invisible, plane L’Angelus Novus de Paul Klee, son regard — pour W. Benjamin, une image de l’Ange de l’histoire :

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus.
Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé.
Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées.
Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé.
Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds.
Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer.
Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines.
Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire

Dans La Mission, Müller renverse cette figure en Ange de Désespoir : « Avec mes mains, je répands l’extase, la paralysie, l’oublie, le désir et le tourment des corps ». Sur toute cette scène, trois heures durant, ces regards qui percent et dévisagent.


Michniak et Guillet — et la possibilité de la communauté
— Reprendre possession d’une histoire

Troisième spectacle : écrit au présent, créé cet hiver, texte né d’improvisations sur le plateau et d’entretiens dans un va-et-vient entre la scène, la table d’écriture et le monde ; d’un dialogue entre Arnaud Michniak l’auteur d’une part, et Aurélia Guillet la metteur en scène et les acteurs d’autre part : le monde entre tout cela, les entretiens avec le dehors — Déjà là.

Une fable simple : des amis qui ont un peu bu discutent, s’animent : déchirés entre leurs contradictions et le besoin d’agir, ils sont surtout saisis d’une impuissance d’agir. Plus ils essaient d’échanger, plus ils ne font que s’affronter ou échanger des paroles abstraites ou théoriques sur la question de leur place dans le monde et leur rôle dans le système (est-ce qu’on est hors du système, ou est-ce que le système, c’est déjà nous ?). Dans cet échec à construire la relation, ce bras de fer des corps et des esprits, la tension monte jusqu’à ce que l’une d’entre eux, après avoir dansé, signant peut-être l’échec de la parole, s’en va.

Un autre part à sa recherche ; ne reste plus que deux acteurs, deux personnages, un homme et une femme : suffisant pour refonder la communauté par l’amour, sans doute : mais comment se toucher quand on a désappris jusqu’au sens de l’autre ?

Aurélia Guillet a dit, lors de la [présentation de la pièce] son envie de se confronter à son époque et à sa génération — non pour utiliser le théâtre comme une tribune de revendication générationnelle, mais pour témoigner d’un temps révélateur d’une époque de blocage, un temps de transition. Notre génération née dans les années 70-80 s’est vu confier un héritage mais celui-ci a été comme capté : et cette génération n’a pas pu trouver une singularité qui aurait pu l’inventer comme génération.

Dès lors une question : comment reprendre possession de l’histoire, comment faire de l’histoire notre histoire ?

Sur le plateau, les quatre acteurs ; entre eux et nous, une mince toile qu’on ne perçoit pas d’abord, mais qui sera le support aux images de l’histoire, large écran devant les acteurs, redoublé par un écran derrière eux dans un effet de surimpression double : surimpression des acteurs et des écrans sur l’écran. C’est donc comme si l’histoire faisait écran au corps, comme si l’histoire les entourait devant et derrière, sorte de prison mentale d’images.

Ces images ne sont pas celle d’événements identifiables, identifiés : on reconnaît des mouvements de foules mais on ne perçoit que le flux ; on voit des rues et des masses avec des drapeaux, ce pourrait être des images de printemps arabes, européens, passés, présents, à venir. Comme on est plongé dans ce flux, on ne voit que les mouvements de force de l’histoire, jamais ces points stables où prendre position, ou tenir position. Ce pourrait être une impasse : mais il y a comme un sursaut : là encore, un échec qui n’a pas dit son dernier mot.

En faisant de la question de la communauté (même minimale, quatre amis, réduite au moment de crise le plus fort à deux amants), le spectacle tente de ne pas attester de cette impasse pour le constater, mais travaille la question de la prise de parole : comment et où la prendre ; oui : à qui ?

Il y a quelques moments de récits qui prennent valeur métaphorique ; exemple : la jeune fille qui est partie marcher le long des chemins de fer a croisé dans son errance un type vaguement menaçant, qu’elle menace en retour : voir combien la relation est ce rapport de force que la tendresse pourrait désarmer.

Il y a surtout à la fin la libération de la parole individuelle : moment de l’histoire où l’individu n’est plus tant une valeur qu’une solitude, mais que ce théâtre tente de renouveler, d’inventer (c’est-à-dire de trouver) pour la faire imploser. Alors, les acteurs se tournent, dans la dernière partie, ne se parlent plus entre eux, mais vers le public, horizontalité neuve, s’avancent vers des micros et vont parler dans la parole, lâchés des mots qui sont comme des lancées de langue vers nous, non pas réducteurs à des idées toutes faites, mais des mots d’incantation de secrets et de reconnaissance — un leitmotiv : c’est l’émergence. (Toutes phrases courtes construits sur ce présentatif qui dresse pour nous la joie de cette communauté.)

Paroles qui circulent d’un corps à l’autre, traversent le plateau : le personnage n’est plus dépositaire de sa parole, de sa réplique ; ce qui importe, c’est le champ de force que délimite la parole ensemble, et c’est comment l’habiter ensemble.

Spectacle qui prend le risque de l’impasse et de l’impossible, précisément parce qu’il ne porte pas de formules politiques, de propositions idélogiques, mais qu’il est dans le tremblé des choses : qu’il fait confiance « aux vérités tremblantes », à ce que Glissant appelle dans L’Identité relation contre l’identité-nationale la pensée du tremblement : la pensée qui n’essaie pas de formuler des idées définitives.

Spectacle qui prend le risque de l’impossible, de son impossible :

Je fais l’épreuve amère de l’impossible. Toute vie profonde est lourde d’impossible. L’intention, le projet détruisent. Pourtant, j’ai su que je ne savais rien et ceci, mon secret : « le non savoir communique l’extase ». L’existence a recommencé depuis, banale et fondée sur l’apparence d’un savoir. Je voulais la fuir, me disant : ce savoir est faux, je ne sais rien, rien absolument. Mais je savais : « le non savoir communique l’extase », je n’avais plus d’angoisse. […]
Je suis ouvert, brèche béante, à l’inintelligible ciel et tout se précipite, s’accorde dans un désaccord dernier, rupture de tout possible, baiser violent, rapt, perte dans l’entière absence du possible, dans la nuit opaque et morte, toutefois lumière, non moins inconnaissable, aveuglante, que le fond du cœur.

G. Bataille, L’Expérience intérieure

Pièce qui est comme ce trajet : de l’impossible au fond du cœur inconnaissable d’une lumière qui demeure, sursaut contre le vide et l’angoisse, ce que Bataille appelle la joie, et dont on perçoit la trace dans la fin de la pièce.

Quand il le traverse (la question de la traversée est son risque : celui partagé par les trois spectacles), le théâtre retrouve cette qualité de présence qui permet de reprendre possession, pour un temps seulement peut-être, mais pour un temps malgré tout acquis comme pour toujours, de l’histoire en partage.

Il est surtout cet appel, puisque le théâtre a été le lieu et l’espace d’un regard dans des espaces et sur des lieux privés dans le monde de regard, regard du théâtre sur le monde tel qu’il nous permet de nous en resaissir, regard des corps sur nous qui nous impose de les regarder ensuite.

Regard de la taupe, de l’ange : regard en commun peut-être sur quelque chose qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire, disait Jaccottet.

Regard du cheval de Turin aussi : celui qu’a croisé Nietzsche, celui qui se pose sur nous comme pour nous consoler de la catastrophe que nous ne voyons pas. Nous, nous ne voyons que ce regard capable de regarder la ruine. Ce serait cela, le théâtre : comme avoir accès à la catastrophe depuis un regard posé sur elle. Ce serait cela, oui, qui nous sauverait d’elle. Sur le regard consolateur et aimant du cheval de Turin, celui aveugle de la taupe de Müller, celui obsédant et insistant de l’Ange de Paul Klee : trois accès à l’Histoire par la catastrophe, la folie, la ruine et l’Histoire — trois regards croisés qui par-dessus le jugement moral nous disent : le théâtre, s’il est le lieu d’où l’on regarde, est aussi ce miroir d’eau où regarder par réflection et miroitement d’échos le monde pour en conjurer l’absence et la douleur, l’inventer de nouveau puisqu’il serait enfin profondément visible. Le rêver autre enfin puisqu’il serait enfin nôtre. Longue chevelure du temps comme des toiles d’araignée tissées d’un bout à l’autre des siècles en lesquelles on tisserait le recommencement du temps.

Voir plus avant, se faire taupe, et voir le théâtre comme ange : quelque chose qui ne peut détourner les yeux, et dont le regard permet de soutenir le regard de l’histoire, peut-être de retrouver des forces d’agir dans l’histoire à travers ses ruines et ses échafaudages (puisqu’aujourd’hui, on ne sait ce qui tient de la ruine et ce qui tient des échafaudages), retrouver des moyens d’action qui pourraient faire de l’histoire notre histoire, dans la joie même de la repossession.

Nous ne cherchons pas à générer du contenu, nous générons tout court.
Nous ne produisons pas de contenu, nous sommes le contenu.
Nous sommes un contenu qui se génère.

Nous ne questionnons pas la place de l’action, nous sommes la place et l’action et c’est ça qui questionne.
Ce qui émerge est déjà là, l’émergence est le mode normal inévitable, ce qui arrive, et toujours quelque chose arrive…
Que faisons-nous ? Nous arrivons.

Nous connaissons la destination.
Nous savons que nous allons y êter nous-mêmes que nous le voulions ou non. Et nous ne savons pas, malgré ce que nous pensons, faire autre chose que ce nous sommes.
Nous sommes la destination.

Arnaud Michniak, Déjà là


[1_I had a dream last night
A fish on land
Gasping for breath
Just laughed
And sang this song
Is life like this for everyone
Is life like this for everyone

I picked him up
He had a human face
I carried him
To where the water was
A grey and still and dusty thing
A grey and still and dusty thing

I dropped him in
And he could breathe again
And then he grew
And he became a man
I knew that I would marry him
I knew that I would marry him

I had a dream last night
A fish on land
Gasping for breath
Just laughed
And sang this song
Is life like this for everyone
Is life like this for everyone
.