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Oracle #4 | Ghazal 125

samedi 10 mars 2012


 Il faut, Nathanaël, que tu brûles en toi tous les livres.

A. Gide. Les Nourritures terrestres


HÂFEZ DE CHIRAZ | LE DIVÂN

interroger l’oracle – voir texte de présentation du projet.

Ghazal 125


1.

Le nuage du mois d’âzâr s’est levé, le vent du Jour Nouveau a soufflé.
Je réclame de l’argent pour vin et ménestrel. Qui me dira : « il est là » ?


Au mois d’hasard correspond celui de la nécessité : je naîtrai (d’un geste, ouvrir les rideaux rouges pour laisser le jour neuf me transpercer les yeux pour la première fois) : oui, hors de tout hasard, le croissant de lune qu’aperçoit Breton au cou de l’Ondine ; hors de tout hasard, et hasard pur du premier mois qui commence tout : du premier moi, le mois syriaque qui s’aligne au mois iranien de favardine, premier mois de l’année ; premier mois de ma première année, ce jour où je naîtrai, où je nais déjà, où je ne cesse de naître encore, premier jour de tous les autres jours.

Ce Jour Nouveau, qu’au temps du poète on nommait Nowrouz, et qui tombait, comme la pluie la plus essentielle, sans besoin de hasard, sur les cheveux et les fringues : ce jour de Nowrouz (cela ne devrait pas m’étonner, mais me bouleverse) qui tombait, qui tombe encore, le 21 mars : le jour prévu de tous temps où je répandrai au hasard mes cheveux sur le sol.

Alors ce Jour Nouveau, pour le fêter, je réclame de quoi payer l’alcool et la joie de la musique : mais je n’ai rien : je sais bien que je n’ai rien puisque je suis dans la nudité de ce premier jour où je suis né. Je me retourne : l’alcool est sur mes lèvres et la musique partout où le bruit de la ville m’entoure, et m’appelle à venir m’y pencher pour recueillir son alcool et sa joie et son rire, beaucoup.


2.

Les belles créatures font parade et moi j’ai honte de ma bourse.
Le fardeau d’amour et pauvreté est pénible, on doit le supporter !


Rien dans les poches, rien partout, rien autour que la faim, je ne me plains pas : j’ai la faim, et la soif pour moi, et des poches pour recevoir mes mains, et aucun chiffre entre les doigts, les magasins s’ouvrent, ce n’est pas de cette ouverture dont j’ai besoin ; mais cela vaut cette peine, et la peine, si elle est grande, est aussi ma force, comme ma fatigue la joie de l’éprouver comme résistance à la mort et acceptation de la nuit.


3.

Il y a pénurie de générosité. On ne doit pas vendre son honneur,
Il faut acheter vin et rose avec le prix du froc !


J’arrache des roses à la terre, et l’alcool sur des lèvres. Les miennes et ceux des passants qui l’osent. J’ai les mains en sang des fleurs que j’ai arrachées pour les enfouir dans mes poches : je les tends à ceux qui m’approchent, ceux qui veulent bien que je me penche sur eux pour les offrir, avec du sang sur les larges feuilles sans chiffres, mais toutes emplies des mots que j’ai dessinés cette nuit.


4.

On dirait que par bonheur quelque chose va s’ouvrir, car la nuit dernière
j’étais en prière tandis que la prime lueur de l’aube pointait.


Oui. Cela s’ouvre déjà, la lune est là, pleine d’un monde en gésine. J’entends les cris déjà de l’enfant qui naîtra de tout cela : sur une scène, quelqu’un va s’avancer pour dire les mots, je le sais, il le faut ; puis dans l’herbe les corps s’allonger pour s’ouvrir à l’herbe et aux corps. L’aube le dit. L’aube déjà répète le secret comme à la radio, les nouvelles d’un débarquement mystérieux, dont seuls nous savons les pays intérieurs bientôt libérés.


5.

La rose vint au jardin avec une lèvre et cent milliers de sourires
on aurait dit qu’en un coin elle avait perçu le parfum d’un être généreux.


La fleur sait tout cela, c’est pour elle que je l’arrache : l’allonge déjà sur la page. Le sang de mes mains aux ronces en portent trace et mémoire pour demain.



6.

Au monde du libertinage, si le pan d’un vêtement se fend, qu’importe !
En bonne renommée, on doit aussi déchirer un habit.


Je porte la déchirure en moi comme un vêtement. J’en fais ma cape. J’en désire le jour davantage. Des deux côtés de mon manteau, la nuit et le jour sont les deux faces que j’avance avec mes pas quand je marche. Les gens ne le remarquent pas. Je porte un vêtement tissé de deux voiles que je laisserai bientôt au premier mendiant venu, ou aux premières chaleurs, quand il faudra dormir par-dessus la couverture, et nus mêmes jusqu’à l’aube de toutes les aubes.



7.

Cette subtilité que j’ai dite de Tes lèvres rubis, qui en a parlé ?
Et cette extension que j’ai vu Tes cheveux prendre, qui l’a vue ?


Cheveux qui pousseront jusqu’à moi — et sur mes lèvres, atteindront les espaces écartés du secret et de la blessure pour en recouvrir les maux, panser pour toujours les douleurs, tisser les toiles de l’une à l’autre des vies rêvées en mon absence, celle qui me peuple aujourd’hui — pendant que les cheveux poussent, jusqu’à moi, mes lèvres tendues vers le mot à venir, oui, qui vient déjà.



8.

J’ignore qui a lancé au cœur d’Hâfez la flèche qui tue l’amant.
Je sais seulement que de son frais poème le sang gouttait.


J’ai les mains pleines de cela qui tombe de moi comme de l’encre noire au ciel de la lune effacée ; goutte à goutte comme le bruit d’un mauvais chauffage qui ne chauffe pas : comme le bruit des touches sur le clavier : goutte à goutte le sang sous le ventre quand on vient écrire sur lui les phrases qu’on récitait par cœur en nos adolescences.



9.

Si la justice du Roi ne s’enquiert de l’état de l’opprimés de l’amour,
Ceux qui font retraite devront briser leur désir de tranquillité.


Le livre que je n’écrirai jamais sera celui-ci : inquiétude toujours ma manière de ne jamais l’habiter, d’approcher le moment où la noirceur déchirera soudain la noirceur, et je dirai : ce n’était que cela : c’était tout cela, naître. Je poserai le pied sur la terre neuve de ces jours, baptiserai cette terre avec du sang encore tombant de moi mais rouge cette fois, et non plus noir seulement, et je poserai comme les conquistador mon casque et mon armure, avant les lèvres sur la terre pour l’avaler un peu, et m’y ajuster lentement, en elle, de pur désir de l’habiter et d’y pénétrer jusqu’à mon oubli pour m’y abandonner et confondre le geste et le sacré du geste : que cela trace sur nous le chemin de la mer à la mer de l’autre côté du soleil.