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de l’oubli dont ces jours sont faits (chemin arraché)

mercredi 8 août 2012


et toute cette population de Babylone, et moi-même, et vous bien sûr, serons autant de fois oubliés que l’on nous a connus, davantage peut-être même,

Autant de fois oublié, oui, que ces marches pour rentrer, mais où, et d’où, tu ne sais pas, il faudrait pour cela que tes yeux voient plus loin que toi ; et tu ne vois que la distance qui te sépare de demain, ou cette autre distance que tu mesures entre le visage et les doigts, et sur la surface de l’écran, les cartographies mentales qui dessinent le paysage où aller, mais non, toi immobile comme sous un ciel rapide de nuages, ou devant une carte routière, qu’une une main suffit à couvrir un pays, mais jamais à recouvrir son corps, lentement endormi, au plus loin de toi, corps noir de sable, d’eau, de pierres.

oubliés au point que notre souvenir à nous ne sera plus nulle part, ni même sur un bout de pavé battu par la pluie,

Dans la longue et lente confusion des jours, les mêmes depuis début juin, le même et long et lent jour depuis (ou presque) début juin, rentrer ne suffit pas pour rentrer ; oui, il y a certains rites, et certains déhanchement dans le semaine qui scandent, mais cela ne suffit pas à fabriquer du temps ; seulement de l’urgence, encore davantage, et du manque de temps, qui s’accélère.

ni même sur un bout de papier porté par le vent ;

Soit cette feuille. Rue Tolbiac, cette feuille arrachée et déposée sur le sol à l’endroit précis où je baisse la tête pour la voir ; feuille d’un livre ancien (mais le papier vieillit si vite quand il est arraché, peut-être est-ce un livre de l’année, déjà l’apparence d’un ancêtre), dont la couleur me rappelle les petits livres de la bibliothèque verte, des Jules Verne, des romans d’enfance, impressions noires des lettres approximatives ; et quelle mémoire de quels lieux, c’est comme une autre vie, je me souviens juste que je ne m’en rappelle plus.

tandis que celui d’Ali existe dans le battement du bongo et dans celui du cœur de l’homme, dans le claquement des feuilles contre les branches,

Poser les yeux sur une carte me rend toujours plus immobile qu’elle — alors, j’oublie cela aussi, et le jour qu’il est, le jour qu’il fait dehors, toujours le même ; quand on organise le travail comme je le fais, ce sont des coulées d’heures où s’enfoncer loin, et quand par hasard ou accident, on regarde le ciel, il est déja loin, c’est un jour oublié, et moi, toujours ici, à deux heures du matin : l’heure où on n’est plus aujourd’hui, pas encore demain, mon heure — dans cet hier en cours d’élaboration, c’est là que je suis : au futur ultérieur, toujours en avance sur lui, et en retard sur le temps qu’il a fait.

dans le bruissement des vagues sur les falaises,

Alors, quel signe cette fois ? Comme je me tire le tarot, certains soirs de plus grande fatigue, je regarde dans ce miroir — non, je ne lirai pas les lettres de cette feuille ; préfère prendre l’image, en fermant les yeux sur les mots, je les regarderai plus tard. Des types passent à côté de moi, penché sur ces pages sans oser les toucher ni voir, et alors.

dans le silence glacial du vide avant la création

Il y a une autre feuille arrachée (ce n’est pas une seule feuille, plutôt des liasses, du milieu du livre, dispersées à cinq mètres). Si le petit poucet avait répandu derrière lui deux mies de pain, est-ce qu’il se serait retrouvé ? Deux est la répétition de un, non pas le commencement d’une série. Deux jours n’inaugurent le rite qu’au troisième. Non, décidément, cela n’a pas plus de sens qu’une feuille arrachée au milieu du trottoir, et qu’un garçon penché qui essaie de s’y lire, sans voir aucun mot.

et dans les explosions du cosmos qui empliront peut-être

Je suis de l’oubli dans ces jours sont faits (c’était la phrase au réveil, au milieu des bruits de marteau-piqueur dans la rue qui frayaient leur voie jusque dans mon crâne, pour y déposer et enfuir bien profond cette phrase, dont je me souviens là, ce matin — il est déjà le soir peut-être ? peu importe). Le reste ? Ce que j’écris une ligne après l’autre tous ces jours depuis trois ans aura l’apparence d’un long rêve dont l’image est bien celle des ces feuilles arrachées à la ville et au temps, et qu’on dispersera sur la ville, dans le temps qu’il leur faudra pour se laisser emporter. Si je perds la mémoire, que je cherche ce que j’étais, je lirai ces lignes. Elles ne diront rien de ce que j’étais, et tout des forces tramées pour une vie possible ; reprendre à la ligne ? Ou arracher ces feuilles, pour s’en faire une route, peut-être une tente.

l’éternité.


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