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Roland Barthes | Du souvenir et du néant

Journal de deuil, Seuil

lundi 9 mars 2009

Du 26 octobre 1977, lendemain de la mort de sa mère, au 15 septembre 1979, Roland Barthes a tenu un journal de deuil, 330 fiches pour la plupart datées, et constituées en un ensemble publié ici pour la première fois.

Roland Barthes, Journal de deuil, Seuil, "Fictions & Cie", 2009


du souvenir et du néant

27 oct 77 

Qui sait ? Peut-être un peu d’or dans ces notes ?

C’est un grand livre blanc : chaque texte entouré, comme dévoré par le blanc qui l’enserre, lui donne forme et portée ; espaces de blanc qui supportent la parole, et comment ne pas voir à travers ces espaces la pesanteur du deuil lui-même, l’absence de la mère parlée dans ce blanc qui constitue le journal à égale part du texte ?

Le journal commence le 26 octobre (finit-il un jour ?), et d’emblée, c’est une sorte de pacte d’amour avec la figure disparue qui se donne :

26 oct. 77 

Première nuit de noces. Mais première nuit de deuil ?

Note liminaire et question qui sous-tend tout le reste, et interroge finalement le statut de ce texte. On sait les débats qui ont donné lieu à la parution de ce livre : fallait-il publier ces notes, ce journal de deuil retrouvé dans les archives de l’IMEC sous forme de fiches datées et classées ? Celles-ci sont-elles des notes préparatoires à l’œuvre qui occupera la fin de la vie de Barthes, La chambre claire ; ou un journal intime dont la publication constitue une offense à la mémoire de son auteur ? Si on laisse de côté ces questions, demeure un texte interrogeant depuis la douleur, le statut de l’absence, la vie possible après elle, par elle, l’articulation de celle-ci avec la littérature. Reste donc cette question : celle que pose la première nuit du deuil, l’envers absolu de la vie, naissance par laquelle on aborde sa propre mort :

1er avril 78 

En fait, au fond, toujours ceci : comme si j’étais comme mort.

Appui de la mort d’où parler est possible (est seulement désormais possible) :

12 février 78
Neige, beaucoup de neige sur Paris ; c’est étrange. 
Je me dis et j’en souffre : elle ne sera plus jamais plus là pour le voir, pour que je lui raconte

Évidence d’un vide qui peuple soudain chaque chose : qu’à raconter auparavant la vie à quelqu’un, on lui donnait de l’épaisseur, on la faisait émerger de la nuit où soudain tout est rendu ; jamais plus comme unique réalité – « nuit de deuil », donc : nuit dans laquelle Barthes avance désormais, avec ce point d’interrogation qui multiplie le propos : une érotique puissamment érigée depuis la mort qui la fonde, abolit le reste.

31 oct 77 

Je ne veux pas en parler par peur de faire de la littérature – ou sans être sûr que c’en ne sera pas – bien qu’en fait la littérature s’origine dans ces vérités

Si ce texte échappe au compte-rendu privé de la douleur ébauchée en journal, ce n’est pas seulement parce que celui-ci est tenu par un grand écrivain (prétexte abjecte), mais parce que ce journal ne cesse pas de questionner l’écriture, le langage : la possibilité donnée à l’écriture pour témoigner d’une part de la douleur ; pour interroger d’autre part ce qui se joue dans ce deuil et dans le rapport changé au monde, aux autres, continuité du monde insupportable en regard de la mort ; pour constituer enfin l’ébauche du monument (du souvenir) qui occupera l’écriture des dernières années.


Vers le 12 avril 78
Ecrire pour se souvenir ? Non pour me souvenir, mais pour combattre le déchirement de l’oubli en tant qu’il s’annonce absolu.. Le – bientôt – « plus aucune trace », nulle part, en personne.
Nécessité du « Monument »
Memento illam vixisse

Mais impossible de faire un livre du deuil : lame de fond de la douleur qui empêche d’abord (par dévoration), et interdit ensuite (par honte, celle que l’absence soit ravalée à ce rang de simple livre). Ce sont ces vérités qu’il s’agira d’interroger, celle qu’avant Dante aura cherché dans la Vita Nuova, celle de Pétrarque, de Ronsard, de tous les poètes qui ont d’emblée fonder une écriture dans le chant d’amour intimement lié à la perte : geste par lequel Béatrice, Laure ou Cassandre rejoignent Eurydice – fondent ce qui nomme la littérature.

15 novembre 77
Il y a un temps où la mort est un événement, une ad-venture, et à ce titre, mobilise, intéresse, tend, active, tétanise. Et puis un jour, ce n’est plus un événement, c’est une autre durée, tassée, insignifiante, non narrée, morne, sans recours : vrai deuil insusceptible d’aucune dialectique narrative

Jour après jour, détresse qui pourtant ne trouve pas de repos, qui n’accroche à aucun mot, et qui finit par se dessaisir de lui-même puisque, dès lors qu’une parole sur est impossible à prononcer, ni un discours qui saurait en rendre compte (c’est-à-dire aboutirait à l’annuler objectivement, à l’annuler comme sujet pour n’être qu’un objet de parole), elle ne peut être qu’éprouvée, ne peut être qu’une épreuve du temps vécue dans le scandale d’une vie sans rémission possible puisque mam. est morte.

Ce que découvre Barthes alors, c’est que le deuil n’est pas seulement une douleur, une émotion qui finira par s’émousser avec le temps : mais puisqu’il s’agit d’une épreuve du temps, il ne s’usera pas, s’interrompt parfois, mais reprend, aussi durement, aussi frais qu’au premier jour.

Ce dont il s’agit ici, c’est le journal d’une telle discontinuité à laquelle est condamné Barthes : moments de stase sans douleur, stases provisoires auxquels succèdent de grand moments de douleurs aussi provisoires et destinés à ne jamais finir. Il y a, au détours d’une note, cette référence au musicien Cage qui révèle plus que tout la nature d’une douleur du présent, d’une douleur présente, sans cesse présente parce que précisément toujours destiné à revenir. Il y a enfin cette phrase de Winicott qui revient sans cesse : « j’ai peur d’une catastrophe qui a déjà eu lieu ». Douleur d’un toujours-déjà en instance qui initie la douleur au langage.

26 nov 77
M’effraie absolument le caractère discontinu du deuil Littérature qui s’essaie à cette durée vécue non comme ligne de récit, mais comme expériences sans cesse violentes de la vie vécue depuis la mort. Et ce mot absolument posé ici : en entendre sa vraie valeur, son sens pur – absolument : qui est coupé, qui est séparé, qui est délié.

11 novembre 77
Horrible journée. De plus en plus malheureux. Je pleure.

12 juin 78 

Crise de chagrin. Je pleure

Il existe de telles phrases, qui reviennent fréquemment, comme nues, à peine écrites, délivrées plutôt, et qui disent mieux que toutes autres l’évidence de la douleur, son articulation impossible en dehors de la tautologie, ou plutôt de la description de ce qui ne saurait être décrit : un sentiment, celui du vide même d’être et en lequel manque tout.

Ecrire pour noter l’urgence paradoxale d’un sentiment qui s’installe et ne quittera plus le corps, urgence de cette durée du désormais. Et écrire ces simples phrases, c’est d’une certaine manière, peut-être rejouer la douleur, non pas la conjurer, mais lui donner soudain le poids d’un acte qu’on aurait commis : se réapproprier une part de cette douleur et s’en faire une parole.

1er août 78
Me suis toujours (douloureusement) étonné de pouvoir – finalement – vivre avec mon chagrin, ce qui veut dire qu’il est à la lettre supportable. Mais – sans doute – c’est parce que je peux, tant bien que mal (c’est-à-dire avec le sentiment de ne pas y arriver) le parler, le phraser. Ma culture, mon goût de l’écriture me donne ce pouvoir apotropaïque, ou d’intégration : j’intègre * par le langage. 
* faire entrer dans un ensemble – fédérer – socialiser, communiser, se grégariser. Mon chagrin est inexprimable mais tout de même dicible. Le fait même que la langue me fournit le mot « intolérable » accomplit immédiatement une certaine tolérance.

Butée du langage, ou instrument de salvation : traversée de la parole qui est à la fois trace de la sur-vie obtenue par elle, et de l’impossibilité de se dégager de la douleur – tout au plus, ce que l’écriture pourra produire, c’est une figure de la douleur, celle qu’endosse la littérature, seulement celle là, entièrement celle là.

13 juillet 78 

Deuil. 
RTP II, 769
(la mère, après la mort de la grand mère) 
… « cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant. »

Barthes lecteur, inlassable – lecteur orienté désormais, qui va ici cherchant chez Proust les phrases qui peuvent fixer le deuil : cette phrase par exemple qu’il note parmi d’autres, apte pour lui sans doute à endosser à sa place, à la place de sa langue, une manière de vivre plus amplement la douleur : la littérature non plus comme réservoir de sens, mais comme usage de la douleur, prise de la parole au silence qui lui est propre, et durée accomplie de la discontinuité du deuil.

1er août 78 

La littérature, c’est ça : que je ne puis lire sans douleur, sans suffocation de vérité, tout ce que Proust écrit dans ses lettres sur la maladie, le courage, la mort de sa mère, son chagrin, etc.

Proust, dès lors : dont Barthes va recopier des extraits de lettres où celui-ci parle, et dans des termes très proche de ceux de Barthes, de sa mère, du manque terrifiant dans lequel il vit. Comme un échange épistolaire à distance de la mort : ou plutôt, comme un échange permis par la mort précisément.

31 juillet 78
Je ne souhaite rien d’autre que d’habiter mon chagrin

Je trouve sur le texte, en marge, écrite de ma main et comme d’évidence, cette phrase d’Heidegger, que je relis ce soir sans souvenir de l’avoir noté : « le langage est la maison de l’être. Dans son abri habite l’homme. »