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En rêvant Les Moissons du Ciel

dimanche 23 décembre 2012

Regarder une fois le film ; une seconde fois le lendemain. Lui voler des images, presque au hasard. Et raconter l’histoire, non pas celle du film, mais l’autre, celle qui naît de ses images. Récit imaginaire à partir des images des Moissons du Ciel, de Terrence Malick, réalisé en 1978.


C’est le regard de l’enfant, qui racontera l’histoire,

On lance dans le feu du monde le charbon pour le nourrir, c’est l’organisation de la vie pour ceux là-haut, tandis qu’ici, on se brûle le visage de tout cet enfer,

C’est le réel, l’industrie de chaque jour, la voracité de la ville, le monde qu’on transforme en monde de plus en plus sale de poussière, l’absence de la lumière, partout les cendres,

Et le Patron qui regarde tout cela : sous le chapeau, le sourire ; l’ordre des choses, l’enfer sur terre qui signe le nom du réel,

La barbe sous le sourire, et dans son regard, la certitude d’appartenir au camp des Vainqueurs,

Et l’autre regard, face à lui, c’est le nôtre, le mien : celui de la colère aussi,

Il y a ce jour où on finit par tuer, à cause du regard, du chapeau, du sourire, du désir de lumière,

Fuir alors, le crime et la cendre ; là-bas, la lumière qu’on va rejoindre,

Ne pas oublier l’enfant aux fleurs coupées et plus vives de l’être,

Fuir ensemble, moi, la jeune fille et l’enfant : le premier train qui part, partir ; sans regarder derrière (on regarde quand même derrière),

Le pont enjambait les pays comme un vers, rejet, contre-rejet, dans les nuages, le vent : les cheveux en arrière dans le vent avec la fumée du train,

On n’était pas seuls, qui cherchaient ailleurs un autre ici,

On était au milieu d’eux comme si on était seuls, avec eux — nos regards chacun dans une direction pour s’assurer que l’on regardait partout,

Le train nous menait à la Porte : c’était là,

Là les champs du ciel,

Là les nuages de sang et les épouvantails pour veiller la Création,

Un matin, le ciel plus rouge dirait : c’est ce matin, le jour où saigner la terre,

Un matin, c’était ce matin-là,

Dieu était là pour le dire, on s’habillait de noir pour le voir plus blanc, mais on ne regardait que le rouge du ciel et de la terre ensemble,

Et plonger le fer dans le ventre du ciel, ou est-ce de la terre : cette fois ce n’était plus le feu qu’on jetait pour nourrir la ville, mais dans l’or du sang, c’était le désir de nos vies dans le cri des chevaux,

Mais le ciel aussi possédait son Patron, et l’argent — sa lassitude,

La mort ne tarderait pas — pour Celui qui possédait le ciel, elle viendrait vite, Il l’avait vu dans ses rêves (et le chapeau à la main, la mélancolie partout sur son visage),

La jeune fille, elle, n’appartenait pas à la mort, jamais,

Un soir elle se perdit (c’était peut-être le matin, le ciel était le même), et elle trouva cette maison, celle que possédait Celui qui possédait le ciel,

Il se leva, et Il la vit,

Là-bas dans les champs, on avait fini ; on s’éloignait maintenant,

La jeune fille filait la laine — Celui qui possédait les champs regardait cela, lentement,

Parfois, je pouvais bien allonger mon corps auprès du sien, et dans les herbes folles confondre les cheveux défaits comme les draps de la terre,

Je pouvais bien dire les mots ; là-bas, son visage appartenait déjà à Celui qui possédait les champs et savait la mort,

Le temps passait comme on le vole au ciel,

Et la jeune fille écrivait la lumière qui se déposait sur elle, la statue du dieu devant elle comme pour mieux l’inventer, et son désir,

C’est ce que je lui demandais : reste, puisque Celui qui possédait les champs, L’Homme Mélancolique, le demandait, puisque la vie qui devait s’écouler ne conduirait qu’à cette vie sans horizon, des pierres levées comme des montagnes : reste ici alors, ici il y a de l’horizon

Elle, elle faisait la tête de celle qui regarde l’eau, qui disait je ne peux aimer que là, je vais d’une berge à l’autre (et les chevaux à l’arrière buvaient la soif)

Reste. Pour la vie ici, je te lave les pieds, moi je vais partir,

Les hommes dansaient autour de nous dans la poussière de mon futur départ,

La jeune fille restait, les maisons en bois posées dans l’horizon lui appartenaient comme le ciel, et L’Homme Mélancolique,

L’horizon tout entier, la forme de son corps,

La joie d’habiter la terre, d’en reverser la fatalité,

Car à force de danser devant Lui, L’Homme Mélancolique, la mort peu à peu reculait, c’était le miracle,

Et leurs péchés longtemps dans la nuit éclairée par leur désir,

Moi je regardais cela de loin, la pluie qui ne tomberait plus que sur mon visage,

Mon corps abandonné au vent, désormais,

Il y avait bien quelques nuits volées à la nuit, je l’arrachais les heures de plus grande obscurité, j’entrais chez elle comme un voleur pour courir les champs et le vent, avec elle,

Et boire dans l’eau du fleuve le vin des hommes, comme communier au corps même de nos propres corps,

Par la nature heureux, comme avec une femme, et ce trou de blancheur dans la mer du fleuve qu’mormé nos corps en l’effleurant du seul plaisir ajusté l’un à l’autre,

Nous partagions la même lune, mais n’habitions pas la même terre pourtant,

Moi j’étais au passé la coupe dans le corps comme une blessure, et le verre vide de toute cette mer bue, échoué dans la vase, communicant au passé ce qui n’était plus,

En arrière déjà la vie à venir qui recouvrirait tout ce présent d’oubli,

L’enfant pendant ce temps lisait : les animaux sauvages et leur tendresse,

Lisait les noms des fleurs qu’elle viendrait bientôt couper,

Lisait le serpent et ses appels à la désobéissance que la vie exigeait,

Sur tout cela (moi, la jeune fille, L’Homme Mélancolique, l’enfant), se posait le regard du Vieillard, triste et malheureux de l’être,

Et le chapeau qu’il portait était semblable à tous ceux que portaient les porteurs de chapeau de ce monde : le regard de celui qui sait, juge et condamne d’un seul regard,

Je partis,

Dans les champs alignés comme des lignes d’écriture, l’épouvantail, les chevaux, Celui qui possédait tout cela — c’était toute une vie, la leur,

Mon corps transformé en chambre de rêves,

Les saisons filaient vite comme des calèches qu’emportaient la jeune fille et Celui qui possédait même la blancheur de ses champs,

Lui pouvait bien jouer à la mort, elle ne le concernait plus, loin derrière lui désormais (comme moi),

L’Homme Désormais Joyeux dessinait sur ces champs les maisons avec des pierres, comme on dessine à distance pour s’amuser à devenir, comme on rêve de maisons en bois : deux pièces, une pour l’amour, une pour l’enfant peut-être,

Avec les saisons qui passaient, les hommes revenaient pour les champs : on repassait la Porte, c’était l’éternité qui n’aurait pas de fin tant qu’on la rejouait,

Le ciel rouge appelait au sang, on lui donnait son désir en éventrant la terre, j’étais si loin,

La jeune fille désormais possédait les champs de Celui qui les possédait,

Oui, moi, j’étais si loin,

Et puis soudain le feu, on avait voulu faire fuir les sauterelles qui menaçaient tout, et alors le feu partout, le feu comme une punition, mais de quelle faute,

Le feu en arrière des corps qui voulaient les éteindre,

Le feu sur les visages qui s’approchaient pour souffler sur les braises, désirant les calmer, ne faisaient que les soulever,

Le feu comme un mouvement de foule, le feu comme la foule elle-même,

Le feu dans le corps des hommes qui criaient,

Le feu qui aurait pu détruire tout s’il le voulait, et le feu qui le voulait plus que tout,

Le feu parce que c’était le mot qu’on employait autrefois pour dire l’amour, et maintenant que le mot amour ne voulait plus rien dire, il fallait de nouveau le feu, non plus le mot, mais les flammes hautes comme des épis, et plus brûlantes que l’amour qui ne serait qu’une métaphore inutile de plus,

Le feu qui durait, ne racontait plus aucune histoire, seulement les images du ravage : comme pour purifier aussi bien que l’eau, l’eau qui ne parvenait pas à purifier le feu,

Le feu comme une manière de dire : ceci n’appartient qu’au feu, à personne d’autre,

Et j’étais revenu pour voir cela, le feu qui prenait dans les hommes, et la jeune fille s’était approchée, elle avait reconnu mon ombre, et dans l’ombre, je reconnus la sienne, mais le feu partout,

C’était une allégorie, impossible de savoir de quoi, l’image suffisait peut-être, et le bruit par-dessus tout,

Celui qui ne possédait plus que de la cendre avait bien vu, lui, l’allégorie, et s’approcha de moi, dans la lumière venue et la poussière,

Je vis immédiatement l’enchaînement fatal de la fatalité, et je l’acceptai,

Il pouvait bien vouloir me tuer, ce n’était pas mon tour, et quand il était assez près,

C’était au cœur,

Il fallait fuir de nouveau, il fallait toujours fuir après la mort,

Les chevaux eux ne bougeraient plus,

Ne bougeraient plus jamais désormais,

Un seul s’approcha, pour l’emporter,

Le vieillard vit cela et comprit tout, comme moi, il l’accepta aussi,

Franchir la Porte une dernière fois, cela voulait dire : ne plus jamais la voir,

Remonter le fleuve avec l’enfant et la jeune fille, ce n’était pas remonter l’origine, c’était la produire, comme toujours : passer la montagne,

Longer les falaises,

Trouver un nom aux couleurs du ciel,

Trouver un nom aux fleuves qui s’y perdaient, être oubliés des hommes,

Mais les hommes n’oubliaient jamais,

Ils chassaient, et chasseraient toujours, autour des forêts les soldats guettaient les vols des colombes et nous,

Courir, il fallait encore courir,

Se cacher parmi les enfants peut-être,

Courir, tellement courir,

Même si cette fois, cela ne suffirait pas, cela ne suffirait plus,

Je m’allongeai là, dans le courant des choses perdues avec mon corps, y déposer mon visage comme une empreinte de toute cette mouvance que fut ma vie — afin que ma mort soit aussi une mouvance,

L’enfant vit cela, et s’étonna que la vie puisse être mortelle,

La jeune fille vit cela, et eut peur que sa vie puisse être la mienne,

Ce qu’elle pleura ne fut pas mon corps, mais le sien, je le sais,

Ce qui arrive après la fin, je l’ignore évidemment — sans doute l’enfant qu’on voulut enfermer, s’évada, loin,

Quant à la jeune fille, quelle route, peu importe, elle lui appartient.


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