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Entretien [3] | Processus de l’écriture, sens de lecture — solitude et partages

mardi 25 décembre 2012


Suite et fin de l’entretien sur l’écriture numérique — merci de nouveau à Adèle Ponticelli…

Le reste de l’entretien est à lire ici :
— la première partie : L’apprentissage de l’écriture en ligne — Internet, villes ouvertes
— la deuxième partie : L’usage d’un site — effractions de la beauté

images — silhouette aperçue sur un mur


Le site et chacune de ses pages forment un espace-temps. Comme vous le soulignez dans Site et espaces littéraires , on entend souvent dire qu’un texte sur internet doit être court et que le rythme s’accélère (fréquence de publication pour garder son audience) : qu’en pensez-vous ? Retrouvez-vous ces contraintes dans votre pratique (vos avez évoqué le retour de la forme courte sans en parler comme d’une contrainte) ? Pensez-vous que ce soit des contraintes créatrices qui peuvent aussi servir de ressort narratif ?

« Pas un jour sans une ligne » — c’est une exigence qui a finalement peu à voir avec le lecteur : on sait trop la fragilité du pacte entre un site et son lecteur, fait, plus que pour un livre, de hasards, de contradictions, de malentendus. On se retrouve sur mon site parce qu’on s’y est perdu au moins autant que parce qu’on cherchait quelque chose qui ne s’y trouve pas ; la question de la fidélité engage certains, mais ce n’est pas une loi ; l’écriture quotidienne ne fidélise pas davantage, je ne crois pas. Dans ce jeu d’écriture à ciel ouvert et de sérendipité, il faut laisser toute la place aux désirs, aux hasards objectifs qui n’obéissent à aucun pacte de fidélité.

Le seul pacte qu’on s’impose, c’est à soi — et c’est la contrainte de chaque texte : en fait, je ne suis pas si sûr qu’un site internet impose partout et pour tout le texte bref ; qu’il ait permis qu’on retrouve ce nerfs de la forme courte, sans aucun doute. Mais il y a de la lenteur dans cette vitesse, et la brièveté peut avoir ses longueurs. Tout cela dépend de la reconfiguration de la page induite par / dans le site.

Le principe est un processus, d’écriture et de lecture : chaque texte y constitue une seule page (je ne parle pas de blog, qui empile verticalement tous les textes sur une même page). En ce sens, chaque page donne la sensation d’un tout qu’on embrasse presque d’un coup d’œil en faisant défiler la page. On lit d’une seule haleine une page, qu’elle soit de cent signes, ou de dix mille. Ce qui importe, c’est justement de faire de cette reconfiguration une contrainte créatrice et dynamique, oui. Consacrer des rubriques à des textes brefs, et d’autres à des longueurs plus denses : ne pas s’interdire le texte long sous prétexte qu’on a prétendu que la lecture sur écran était plus allusive.

Mon expérience de lecteur sur internet me le prouve : on peut passer du temps, beaucoup de temps, sur une seule longue page. La lecture en ligne devient une pratique dense de la langue, on le sait maintenant : mais quelle vitesse sur une seule page qui pourrait en constituer dix dans un livre, qu’est-ce que cela change mentalement désormais que le défilement vertical a remplacé le geste horizontal du livre papier, avec changement total de page ? 

Ce qui compte devient cette question de vitesse et de dilatation, de rythme : alors là, oui, la contrainte est forte, et évidemment créatrice. Comment inventer une vitesse propre à l’écriture numérique ? C’est le défi, il est immense. Je crois moins au surgissement de nouveaux genres (je ne crois pas de toute manière à la pertinence de la question des genres littéraires aujourd’hui), qu’à la création d’une écriture qui traverserait poésie, récit, nouvelle, essai, fragments, avec une vitesse neuve.

Exemple ponctuel : comment le paragraphe remplace la notion de page en la renversant — en fabriquant des paragraphes courts, on isole des densités de texte, sans les délier de l’ensemble ; personnellement s’est imposée à moi cette écriture par courts paragraphes pour fixer des points de densités successifs. J’assiste à cela comme de l’extérieur, c’est le geste d’écrire en ligne qui l’exige en moi. Et cela affecte évidemment la manière de fabriquer un récit, plus concentré sur des temps courts, mais qui peut se dilater sur une longue page. Tout est à construire en tout cas, et on n’a pas le recul ni le souci pour le théoriser tant qu’on l’invente.

 

Dans un entretien, vous abordez la question du renouvellement de la solitude de l’écrivain avec Internet. Pouvez-vous préciser en quoi consiste ce renouvellement ?

Question qui m’est essentielle, et complexe. Oui, je crois profondément qu’on écrit seul — que le geste d’écrire est nécessairement un geste de solitude, qu’il n’appartient qu’à celui qui le trace au moment de sa présence réelle. Mais justement, il y a effractions dans cette solitude par la mise en ligne. Le sens de l’écriture devient, avec internet, un partage immédiat : les retours des lecteurs, les échanges en ligne sur réseaux sociaux, les rebonds sur d’autres sites amis.

Quand on écrit un livre, il faut attendre près d’un an sa publication, et combien de temps ensuite ses retours ? En ligne, le partage est multiplié et accéléré : quelques minutes après la publication. 

Phrase de Derrida en tête : « Que faisons-nous et qui sommes-nous, nous qui vous appelons à partager, à participer et à ressembler ? Nous sommes d’abord, comme amis, des amis de la solitude, et nous vous appelons à partager ce qui ne se partage pas, la solitude. Des amis tout autres, des amis inaccessibles, des amis seuls parce qu’incomparables et sans commune mesure, sans réciprocité, sans égalité. »

Espace de l’amitié au sens le plus haut, communauté présente sans cesse, et accessible dans cette présence/absence du réseau qui rend l’autre toujours potentiellement présent, à chaque instant. Le sens d’écrire, oui, quand écrire ce n’est pas seulement nommer le monde, mais aussi rechercher les signes d’une appartenance possible, dans la violence qu’exige cette solitude, et son partage. 

Dans le même sens, travaillez-vous avec de nombreux onglets ouverts (réseaux sociaux, mails, blogs…) qui laissent la possibilité aux autres d’interrompre votre travail en requérant votre attention, en interrompant la solitude ?

Non. Choix délibéré de ma part, quand j’écris, d’une rétraction. Lire et écrire sont deux flux d’une même énergie. Mais elle court en soi dans deux sens différents que je ne mêle pas. Je sais que d’autres font différemment — à chacun ses agencements, ses branchements propres.
 
Il est vrai que pourtant j’ai sur l’écran ouvert en permanence des dictionnaires et des textes qui me servent pour telles ou telles phrases. Mais il s’agit alors d’un appui d’écriture, je crois, pas d’un mouvement de lecture comme quand je me plonge pour quelques heures sur les livres en ligne ou les textes publiés sur des sites. 

En revanche, chaque lecture, chaque événement textuel sur l’écran peut faire naître un désir d’écrire qu’on n’avait pas envisagé. Fausse accusation d’un internet qui divertit : la diversion est le meilleur moyen pour trouver des lieux de concentration en soi, et d’expression. Faire feu de tous bois.

Vous avez publié sur papier, aujourd’hui reviendriez-vous au papier imprimé ou cela vous semble-t-il limiter vos expérimentations littéraires ? Ou bien le papier reste-t-il un autre territoire littéraire, parallèle ?

De même qu’un site internet n’est pas un livre numérique, et qu’un livre numérique n’est pas le pdf mis en ligne d’un livre imprimé, un livre imprimé n’est pas l’extrait d’un texte issu d’un site. Je crois au contraire que chacun de ses supports exige une forme et une écriture qui leur seraient propres. Trouver des formes d’un livre-web, d’une écriture-site. 

Oui, l’écriture numérique est plus vive aujourd’hui, plus joyeuse, parce qu’on y défriche des territoires neufs. 

Mais de même que j’ai le désir de livres-numériques (j’écrit des fictions d’anticipations, nouvelles brèves éditées aux éditions publie.net, et enrichies sans cesse par l’ajout d’une dizaine ou plus de fictions par an ou semestre, livre qui augmente à mesure de son écriture, mais porte la trace à chaque fois de ses sédimentations successives), il y a encore dans le livre imprimé quelque chose, en tant que lecteur et auteur, qui me semble encore possible : des ouvrages clos, des textes fermés sur eux-mêmes, des prises de paroles qui peuvent avoir leur place si on les pense pour cette destination. 

Mais ce n’est pas une question que je me pose finalement. 

Un auteur de théâtre ne rêve pas de voir sa pièce imprimée, au nom d’un fétichisme de l’objet papier : il veut la voir jouer. Ce qui compte pour un texte, c’est qu’il existe, qu’il soit lu, qu’il fasse fonctionner autour de lui le monde qu’il appelle. 

Puis, le livre que j’écris, comme beaucoup d’auteurs en ligne, c’est mon site. 

Chaque soir, j’écris sa dernière page, et chaque matin, je recommence, et ce n’est pas le même livre. Amour réalisé du désir demeuré désir.