Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022
Propositions d'écriture par François Bon
Lundi 21 novembre • Les grisailles, les dessous
C’est lundi, on rattaque à l’os, on va dans le dur. On va extraire de soi, peut-être ce qu’on ne sait pas y être. Dans l’art d’écrire, c’est l’art aujourd’hui à quoi s’en prend. Pas de journal d’écrivain sans ces fulgurances, et elles ne se convoquent pas, ne se préparent pas, ne se commandent pas. Seulement il y a l’arbitraire des jours. Oh, j’avais bien une autre idée pour commencer la semaine –– pas grave, on y reviendra demain. L’arbitraire du carnet, c’est de répondre au chaos du jour, les coups, les fissures, les illuminations aussi (au sens fort, pas les painted plates de vous savez qui. Dans ce dont je vais vous parler, juste avant, il y avait même une phrase sur Marat, ça en concernera au moins un de la troupe. Donc voilà, Straub est mort. Alors chaque fois, chaque nom, un tissu confus de réminiscences, sa grosse voix et ses colères. Mais cet absolu des artistes anciennes modes, comme on en connaissait encore il y a cinquante ans et toujours se demander si l’espèce en est vraiment disparue. Puis soudain la voilà qui se redéploie, et en grand. On dit ça si souvent : oui, je connais. Oui, j’ai vu ça. Et certainement j’avais vu. Souvenir vague, grand respect. On est au Louvre, on voit la toile, on se souvient que de celle-ci Straub et Huillet ont parlé. Je sais, c’est ambivalent, parce que lorsque la nouvelle m’en parvient, via Facebook bien sûr, je suis en plein copier-coller des textes qui me proviennent de la proposition d’hier. Allez séparer le confus du jour. Et puis le Louvre, ces deux ans, j’y suis revenu en accompagnant des élèves de lycée pro, mû par l’enthousiasme construit et radicalement utopique d’une enseignante (on la reconnaîtra) et les murs de la société dans sa raideur m’ont semblé encore plus fort, c’était aussi un geste de désespoir ? Ce n’est pas la question, mais quand je vois des images du Louvre ça revient pleine face comme toutes les questions non réglées. Eux, Straub et Huillet, ils y montaient des échafaudages pour filmer le tableau depuis son centre, frontalement, à six images seconde mais même ça je ne le savais pas. Le texte proféré en voix off, je ne m’étais même pas enquis d’où il venait. Oui, Cézanne, visite au Louvre, propos retranscrits par Joachim Gasquet en 1921, alors je cherche d’abord sur Gallica, avant de découvrir que le livre je l’ai chez moi, même pas besoin de transcrire la voix off comme je me proposais de le faire. Alors allons-y, réglons l’affaire en commençant par la méthodologie. Le film de Straub et Huillet (2004) s’intitule Une visite au Louvre et vous le retrouverez d’un clic sur YouTube. En lançant la même requête sur Google vous trouverez sur le site de la revue Décadrages un article très documenté de François Albera, notamment sur la projection en diptyque du même film avec deux versions différentes de la voix off. Vous êtes pressés bien sûr, pas possible de passer tout ce temps pour 480 signes : dans le film, rendez-vous de suite à 10’31, pour 2’30. Vous êtes pressés bien sûr, rien besoin d’autre que la citation à suivre, Cézanne donc, sur Véronèse : « Il couvrait ses toiles d’une vaste grisaille, oui, comme ils faisaient tous à cette époque, et c’était sa première emprise, comme un morceau de la terre avant que le jour, que l’esprit se lève [...] Ils avaient ça dans la main et dans les yeux, d’atelier en atelier. Le dessous, les dessous. Il préparait, d’une immense grisaille... L’idée décharnée, anatomique, squelettique de son univers, la charpente douce qu’il lui fallait, et qu’il allait habiller de nuances, avec ses couleurs et ses glacis, en tassant les ombres. Un grand monde pâle, ébauché, encore dans les limbes... [...] On a perdu cette science des préparations, cette vigueur fluide que donne les dessous. » Je ne me justifie pas : nos carnets sont remplis de citations recopiée (sur la question du recopiage aussi on reviendra). Aujourd’hui moi c’est là-dessus que j’ai buté, puis dérivé, et c’est ce qui me conduit à en faire la proposition d’aujourd’hui... Non non, pas du tout savoir la phrase que vous avez recopiée aujourd’hui, ou qui vous a mis en dérive. Non, juste ce mot de dessous. Juste ce mot de grisaille. Donc oui, pour la #12, à la gloire des lundis difficiles, cette seule question : c’est quoi, pour vous, ces dessous dont vous faites la première grisaille, sur la toile même où vous allez écrire ? Se souvenir de cette hésitation de Cézanne, si rare chez lui : « Le dessous, les dessous. » À vous, et bonne route le Straub, pour retrouver Huillet.