Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



Mardi 22 novembre • Arrêter le monde

Commençons en allemand (pour impressionner, et faire que l’arrivée de la proposition soit comme une consolation !) : Das Bild der Unzufriedenheit, das eine Straße darstellt, da jeder von dem Platz, auf dem er sich befindet, die Füße hebt, um wegzukommen. Soit, au plus près : « L’image de l’insatisfaction que propose une rue, chacun de ceux qui s’y trouvent levant les pieds pour repartir. » Et même, ce soir, je comprends pourquoi je n’ai jamais aimé cette traduction par Robert Kahn des Journaux de Kafka, quand j’attendais tant de cette retraduction : « L’image de l’insatisfaction, que représente une rue, car chacun lève les pieds de la place où il se trouve, pour la quitter. » Je vais me débarrasser de ce livre qui m’encombre, et que je n’ouvre plus jamais, quelque bonheur qu’ait été d’écouter Robert Kahn parler de son travail, et notamment –– réussite totale –– l’émotion du « dernier cahier », aussi chez NOUS. La première fois que j’ai lue cette phrase et qu’elle m’a épinglé à même la page, c’est dans la traduction de Marthe Robert, Grasset, 1954, reprise en poche, lue et donc mémorisée depuis exactement la fin de l’année 1977 : « L’insatisfaction dont une rue offre l’image, chacun lève les pieds pour quitter la place où il se trouve. » Traduire c’est tromper, pour être encore plus fidèle : fidèle à l’intention. En tout cas on est le 21 août 1012 et c’est précédé d’une note sur le fait que Kafka vient de relire le si bref mais de considérable élévation Lenz de Büchner. Et moi j’ai réussi, voilà qu’on vient de mariner quelques minutes sur une phrase et une seule, qu’on vient de l’examiner comme au stroboscope –– et vous, comme traduction, vous proposez quoi ? Reprenez le Journal de Kafka, et vous constaterez qu’il s’agit d’un mécanisme récurrent : on arrête le monde. L’écriture fixe un instant sans durée, et tire précisément son effet de ce qu’elle sépare l’image fixe de sa continuité temporelle, dans notre réel bien à nous, son flux faible ou dense, profus ou presque aride. C’est le hasard de nombres ronds (je voulais quarante jours, que ça finisse avant Noël et c’est comme cela que c’est tombé un jeudi, sans autre préméditation) que ce cycle ne va pas s’organiser sur des « décades », comme on l’a déjà pratiqué, mais se laisse aller à caresser l’ordre de la semaine. On va monter en pression, progressivement, avec une suite d’exercices techniques –– ce qu’ils peuvent comporter de frustrant –– avant de retrouver, comme on vient de le faire ce dimanche et ce lundi, une liberté plus intérieure mais désignant l’écriture même (et c’est pour cela qu’on ne dé-lit pas le Journal de Kafka), ou le plus originel sous le geste même qui nous porte, comme aujourd’hui même avec la phrase de Cézanne sur les dessous. Oh, ça y est, peut-être même, sans arriver jusqu’ici, qu’on m’a déjà envoyé quelques contributions ? J’oserais timidement vous demander le contraire : commencez la journée sans avoir écrit, du moins pour ce carnet. Soyez en éveil : si on arrête le monde sur une image qu’on va isoler et séparer du flux quotidien, bien sûr il faut être intérieurement prêt à le faire, c’est peut-être même cela le vrai enjeu de l’exercice, indépendamment de la mirifique récolte que je découvrirai demain 18 h. Soyez en éveil : à un moment donné, ayez confiance, une image (le premier mot de Kafka : Bild) va s’en séparer, vous la percevrez comme fixe, une fixité d’artifice, une fixité sans durée –– peut-être avez-vous à portée de main ce livre de photographies de Claude Simon, étudiant aux Beaux-Arts de Perpignan avant le déclenchement des hostilités franquistes en Catalogne, une période de son apprentissage où son thème de prédilection ce sont les gens qui sautent, et les photographier dans leur saut. N’écrivez pas depuis une remémoration d’aujourd’hui (au mieux : s’en servir de préparation mentale, de récapitulation). Avoir confiance que demain à 17 h 50 vous aurez pu procéder à cette opération magique : arrêter une image du monde, et faire que la phrase, qui elle à une durée (j’ai toujours été secoué par cette autre notation de Kafka, dont je ne sais plus la date et donc je cite approximativement : « la force d’une image, c’est le temps qu’on met à prononcer les mots »). Donc double demande, double procédé : le se tenir prêt, et, lorsqu’advient l’image qu’on arrête, la saisir dans cette fixité même, mais –– comme ces arrêts sur images avec lesquels le montage cinéma nous a familiarisés –– la laisser toute tendue sur le mouvement qui va reprendre. À vous.