Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



Mercredi 23 novembre • Rien qu'une seconde

La petite secousse de la « trotteuse » des anciennes montres. Rien qu’une seconde... Avait-on besoin de descendre au-dessous ? Ah oui, mais ces films pris au 10/000 de seconde depuis un métro arrivant sur quai, et tous les corps transformés en statue. Mouvement côté narration, fixité côté sujet de ce qu’on filme. Ça peut être le contraire : les statues équestres, les portes monumentales donnaient la structure d’une ville. On arrive sur la place principale ou à un grand carrefour, dans une ville qu’on découvre, et ce n’est pas ce qui est fixe qui structureras nos perceptions comme nos gestes, mais là, nous au feu rouge ou qui ralentissons, les flux mobiles, sens uniques, directions, clignotements. Écrire une perception en mouvement, et d’emblée donc le choix à faire : ou bien immobile, par la délimitation du pare-brise ou du poste d’observation, capté un fragment de ce qui, tout autour, est mobile et se déplace, ou bien mobile, sans pouvoir rien décider de ce qui vous entraîne (le front sur la vitre du bus ou celle du métro) et capter un fragment de ce qui, immobile, nous renvoie à notre mouvement. Mouvement continu, ou rotatoire, ou l’ascension même de l’ascenseur vitré ou de la grande roue ? Le mouvement est accélération ou décélération (dans Fall of America, Ginsberg accumulant comment on entre dans telle ville, telle ville, et la perception qu’on en a selon qu’on y atteint en avion, en train, en voiture). Problématique neuve ? Non, Froissart qui va à rythme de cheval de château à château, payant son écot par les informations qu'il y apporte. Balzac stupéfait de ce que change à son traditionnel voyage Paris-Tours la construction d’une voie ferrée. Marcel Proust et la grande vitesse de l’automobile qui l’emporte. Décalage entre l’histoire de la vitesse dans la littérature, et nos propres perceptions dans le flux continu du réel. Ah oui, il y en a un qui a pris de l’avance : l’avant-dernier texte de la Grande Garabagne ce sont les Hizivinikis –– que raconter d’une population dont le syndrome commun est d’être toujours en mouvement, toujours aspirés par leur propre vitesse ? Michaux y reviendra dans les perceptions accélérées de l’Infini turbulent. Peindre langagièrement une perception en mouvement, cela ne suppose pas préalablement de bornes. Dans les mathématiques niveaux lycée c’est pourtant ce qu’on apprend : pour définir ce genre de variable, l’obtenir par dérivée, parabole, tangente, l’isoler en un point sans durée. On va se donner comme bornes une seconde. Pour réduire ? Non, reprenez le légendaire 118 secondes d’Antonin Artaud, film dont le projet était de représenter toutes les sensations et perceptions d’un individu pendant 118 secondes : le film devait durer 1 h 20. On a travaillé bien souvent ces concepts et techniques, dans nos différents cycles. Et même rassemblé puis imprimé un livre sous le titre : « une heure de notre vie ». C’est juste qu’on monte la pression. Encore une fois, l’attendre, cette seconde qui voudra être écrite, conjonction de perceptions et sensations, distorsions et cahors (ou tout le contraire, un bruissement de vent dans des feuilles, à vous de positionner votre curseur d’abstraction), mais que ce soit cette phrase qui vous dise vouloir être écrite. Trop facile, sinon, se remémorer. Et la remémoration ne saurait pas isoler une durée d’une seconde, même si de prononcer simplement une phrase comme « je traverse le trottoir, pousse la porte de la Poste et m'avance jusqu'au guichet nouvellement décoré d’une et une seule guirlande de Noël » c’est déjà épuiser une seconde de ce qu’a été ma journée (qui en compte 86 400), et créer un texte qui demande une seconde pour être prononcé. Le texte que vous allez écrire n’obéit pas à cette contrainte : il épuise, si possible (et c’est ce qu’on nomme poésie qui va en tendre le trait). « ou, s’ils sont à pied, les bras en avant, comme s’ils allaient enfin dégager et débroussailler pour de bon cet Univers plein de difficultés et d’incidents qui se présente sans cesse devant eux » : ce qu’il y a d’incroyable, dans les Hizivinikis d’Henri Michaux, c’est qu’il n’y prononce jamais les mots vite ni vitesse. C’est la langue qui est devenue cette compression du temps, le mouvement saisi et avalé par la langue qui dit cette fraction de temps. Question technique aussi : oui, certainement. Avoir cela en permanence présent. Et, pour cela : eh bien, le faire ? Quand vous saurez, au cours de la journée de demain, qu’elle est là, précisément là, cette seconde qui va devenir votre texte, l’arrêter, l’écrire –– la différence avec l’exercice précédent ? On arrêtait tout mouvement, on saisissait une réalité fixe. Aujourd’hui vous en mouvement ou le contraire, ce que vous écrivez étant mouvement et vous non, c’est le mouvement qui sera la phrase. Comme on tombe.