Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



Jeudi 24 novembre • Cut up moi ça

Une consigne si simple qu’elle tiendrait en une ligne, une ligne et demie, allez disons deux lignes ou en trois. Ce qui me laisse donc un peu de temps pour écrire avant. D’abord qu’il ne s’agit pas de ramasse-poubelle : tout est beau, qui dit notre condition humaine, petites torsions de parole, mais comment les capter et les rendre, que cette bribe entendue, même redonnée brute et sans contexte, conserve un peu de l’intention qu’elle portait. On approche. Exercice presque ready made ? Cela aurait sens aussi : collecter toutes ces phrases, phrases pour rien, phrases qui comptent, dans un intervalle de temps et un périmètre déterminé. Ah oui mais pour en ramener quoi, si c’est du bonjour et toi ça va ou de la mièvrerie de machine à café temps qu’il fait. Ah mais oui le temps qu’il fait. Seulement il y a une histoire de l’oralité dans la langue. Et pour nous qui faisons du journal et du carnet comme on se rend au gym pour se faire un peu la technique : rien de facile à transporter de l’oralité dans la langue. Prenez Balzac : ah oui il sait faire. Mais s’il pousse le curseur trop loin ? Ça donne L’illustre Gaudissart et ça vieillit mal. Son contemporain Henri Monnier rassemble en 1864 des Scènes populaires qu’il sous-titre « dessinées à la plume » et ce sont quasi entièrement des conversations retranscrites. Alors, puisque de toute façon ça ne tiendra pas en deux lignes ni en trois, assénons le paradoxe : des bribes de paroles retranscrites ça ne fera jamais de la littérature. Seulement, il n’y a jamais eu de littérature sans écoute au plus près des paroles en leurs bribes empiriques. Est-ce que, travaillant sur le carnet, on s’autorise, le temps d’un exercice, à prêter attention à toutes ces suites de mini-conversations que sont nos journées, avec leurs attendus et leurs non-dits, leurs angles arrondis ou les bonnes vacheries, les merveilles et les soutiens aussi. Que les choses les plus importantes à dire utilisent rarement pour être dites leur expression la plus directe. Que des sommets de littérature puissent être érigés à la verticale avec de tels procédés ? Voir Finnegans Wake, ou la masse collectée de paroles se distend, déforme, devient chœur ou flux souterrain de matière. Et si, de toute la journée de demain, on n’entend rien qui en mérite la transcription écrite ? Ce sera simplement que vous n’aurez rien voulu entendre. Peut-être que l’exercice, en se faisant cut-up, en mêlant tout ce qui aura été attrapé même de loin, au passage, en fera cependant poésie et ça méritera d’être tenté. À condition bien sûr de tout rassembler en bloc compact. L’idée : ne garder que les bribes oralement entendues, et même pas les il dit ou elle dit, même pas l’heure et le lieu. En faire juste un peu de matière, là tenue dans les deux mains et renvoyée au vent. Dans le Kenneth Goldsmith L’écriture sans écriture, il y a ce passage concernant un nommé Joe Gould (vous retrouverez facilement dans le PDF) et son « Une histoire orale de notre temps », à Greenwich Village en 1942 et nous on va en réaliser une petite bribe pour aujourd’hui. Mais attention : reprenez L’usage de la parole de Nathalie Sarraute, et replacez-le dans son contexte d’écriture, le bistrot près du parc Monceau, en fond de salle, et pendant les quatre ans qui séparent en général un livre et le suivant, pour la dame de soixante-dix ans, viennent à elle tous ces éclats de conversation dont elle ne se mêlera à aucune, avec leurs tics et récurrences –– chez elle, ça devient pure orfèvrerie de langue, et quand on avance vers Ici (il y a extraits dans notre petite bibliothèque portative), plus rien parfois qu’assemblage de ces briques orales. Et puis quelques autres enjeux associer : entendre, voire espionner, écouter aux portes s’il faut, faire semblant de se lacer sa chaussure pour un prétexte à rester un peu plus sur place, oui. Mais mémoriser, mais transcrire ? Ce qui a été entendu aujourd’hui s’est déjà enfui : encore un travail de guette, et qui prendra sens par le collectif. Donc, disais-je, une consigne qui tiendrait en une ligne, une ligne et demie, deux lignes : toute la journée de demain, tenter de noter ces bribes non choisies, parce que pas possible de fermer les oreilles, les assembler en cut-up, et voilà notre thème du jour. Brut d’oreille.