Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



Vendredi 25 novembre • Il fait froid, couvrons-nous

Vendredi... Presque fini la semaine de gammes et d’exercices techniques. Si, si, je vous promets. Mais ce vendredi est parti pour durer toute la journée, et donc gammes, et donc techniques. On est là pour ça. C’est une idée qui remonte pour moi aux premières intuitions de ce carnet (savez-vous que je gamberge sans pouvoir m’en empêcher au cycle qui suivra, en janvier, quand on reprendra notre rythme hebdo...). Avec trois ancrages, comme un beau triangle équilatéral qu’on dessinerait au feutre, là, sur le tableau blanc dit en anglais paper board même sans papier, au début de la réunion. D’abord oui, ce qui nous rassemble : se coltiner la peau du monde, s’approprier lambeau après lambeau les multiples facettes du réel, quand bien même toute poétique pourrait en sembler absente. Et donc, après s’être immergé dans ce flux continu et arbitraire d’oralité, revenir non pas tant au visuel (l’odeur, le toucher, l’ouïe aussi pourront être associés à notre cible de langage) qu’à l’idée de nommer et de ramener à nous, harpon ou filet ou prélèvement pipette ou toute métaphore qui vous conviendra, une strate de plus dans ce flux continu du réel qui nous semble si ordinaire, si conforme à ce qu’on en reconnaît ou décrypte d’avance, qu’il n’y a aucun besoin de le nommer. Voire même, que cette appropriation par le langage ne promet rien. Voire mais, dirait Rabelais, plutôt que voire même : il suffit, pour ce qu’on porte à même la peau, de lire les étiquettes, fabriqué où, par qui, selon quel modèle, symbolique, cours du temps (ah ces vêtements que proposent encore les forains sur nos marchés de province, et le court-circuit avec l’enfance), et transporté par qui et comment, à quel coût, et redistribué comment, avec quels profits. Faits par quelles mains, dans quels ateliers, par quels visages, et qui pensent à quoi. Et au kilo la fripe vintage, ah ces modes. Les marques et les logos, les mots dans le dos ou sur les pectoraux. Et ces rutilances de chaussures objets de collection, vous croyez qu’elles s’en souviennent, des croquenots peints par Van Gogh ? Ah bon, Van Gogh a peint ses croquenots ? Et les couleurs : souvenons-nous de nos voyages (teaser, voir plus haut), et comment, pour ceux de ma génération, il a fallu mai 68 et les magazines, puis la télévision en couleur pour que les fringues se réveillent. Et les normes, et ce qu’on affiche. Il risque de ne pas être très équilatéral, mon triangle, alors angle 2 : c’est la suite totalement séquencée des chapitres du livre de Baudelaire sur Constantin Guys, celui qui se refusait le statut d’artiste pour dessiner très vite, en série, et publier ses dessins dans la presse londonienne, refusant à Baudelaire même son nom (« Monsieur G.»), et ce que Walter Benjamin y perce comme fenêtre : le premier à dessiner obsessivement la foule anonyme et mouvante (Benjamin renvoyant Baudelaire à L’homme des foules d’Edgar Poe, et à l’abolition du temps dans le poème La rue assourdissante autour de moi hurlait... avec justement, en amont de cette cessation de toute durée : Un éclair, puis la nuit, fugitive beauté, l’irruption du vêtement comme présence du corps dans ce surgissement depuis la foule : soulevant et balançant le feston et l’ourlet). En se confrontant à l’idée, dans la Londres grouillante et gigantesque, de représenter la foule, Guys –– chapitre suivant –– est contraint de représenter spécifiquement le vêtement, lignes, postures, vêtements qui deviennent mouvement comme sans même le besoin de vêtir. Et angle 3 : bien sûr, on peut avec l’écriture ouvrir une penderie, un placard à chaussures, s’arrêter devant les mannequins –– statues habillées – d'une vitrine, ou plonger les mains dans les éventaires du marché Saint-Pierre (c’est à Paris, on vous indiquera). Mais la question de l’accumulation. Un exercice, en musique, tu ne le fais pas une fois. Tu as attrapé un rythme, ton prof de batterie opine du bonnet (puisqu’on est dans le vêtement) et dit froidement : – Tiens-le huit minutes. On attrape avec le langage un vêtement (et rien autour, fond vert, même pas le corps dedans, ni la rue ni la cantine ou le comptoir ou la chambre) et ça nous fait une ligne et demie et déjà elle est bien curieuse (oh la casquette de Charbovary en tête du livre non éponyme, voir Genette), eh bien parfait, refaites-le moi vingt fois ? Vous croiserez bien vingt fois une personne habillée, dans la journée à venir (il ne s’agit pas de films, ni d’écrans, ni de magazines, mais là, devant soi, dans « les transports », ou la queue à la caisse... technique, on a dit gammes et technique-). Accumulation avec vêtements : cherchez dans Perec. Eh bien non, vous vous souvenez bien : rien. Perec ne s’est jamais habillé, à part d’un béret, peut-être un pull de laine, mais en savait-il même la couleur ? Connaître mieux le fond de ses poches, briquet, carnet, que le pantalon lui-même. Et l’histoire de ses vêtements, pour chacun (dommage, ce n’est pas du tout ce que je demande, mais rien n’empêche pour votre carnet personnel) c’est un voyage qui remonte jusqu’à quel tout premier souvenir ? Et le premier vêtement qu’on s’est acheté soi-même, de son propre argent (même remarque) ? Mais dans Penser/classer (ou est-ce L’infra-ordinaire, ces deux livres de haute magie qui n’ont pas été retenu dans le Pléiade Perec, boycottez-le), on a cette célèbre accumulation au titre très parlant de Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze. Dans L’Infra-ordinaire, me répondez-vous en cœur et avec raison (ce n’est donc pas un zeugme), dans Penser/classer c’est Considérations sur mes lunettes qui peut aussi participer de la consigne. J’en étais là, j’avais mes trois points d’appui, et dans le triangle, où bissectrices et médiatrices se rejoignent (puisque triangle équilatéral) c’était assez pour que soit à vous d’écrire. Et puis la semaine dernière, rappelez-vous notre « pendant que », voilà que je tombe sur les deux pages ci-jointes d’Édouard Levé, restées inédites : il en aligne vingt-huit, de vêtements, chaque fois en une ligne ou une ligne et demie. Accumulation : vous irez à vingt, si, comme le narrateur de L’homme des foules, vous vous installez quelques minutes derrière la vitre d’un café ? Au boulot. Peut-être un peu moins coloré et vaguement exotique qu’Édouard Levé : ce sera d’autant plus le défi. On sera les premiers, de nouveau. Au fait, laissez tomber (pour cette proposition seulement, bien sûr) les initiales : tout sera rassemblé dans un seul grand flux majeur ! C’est formidable, les gammes et la technique, comme ça fait du bien ensuite, quand on arrête.