Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



Mercredi 30 novembre • Faire bouger les choses

Et moi aussi j’apprends, j’apprends tellement. Mais c’est le drame permanent de qui mène un atelier d’écriture : on n’apprend que rétrospectivement, et c’est ce petit décalage imprévu qui va devenir le point d’appui pour la proposition suivante. On a donc écrit, au contraire de la proposition sur oralité et cut-up, en dessinant une scène muette. Les gestes y sont, mais on n’a pas les paroles. Et mettez de l’argent n’importe où, même très peu, immédiatement le monde va de travers, ou bien se dévoile à nu –– et c’est bien cela qui donne sa gravité et sa tension, son artifice, aux textes reçus pour la #20. Est-ce qu’on pourrait rester sur cette même double tension : celle de la gravité quant aux choses, celle de l’économie et de la retenue quant à la langue. Je sais, une fois de plus, en apparence, frustrant. Mais on aura le temps de se rattraper dans d’autres aventures d’écriture. Si je prolonge ma métaphore musicale (si commode, et désolé pour les musiciens & musiciennes à bord, puisqu’il y en a !) c’est dans cette tonalité que les grands du piano concevaient leurs études : Liszt, Chopin, Scriabine, qui dirait que ces cahiers d’études ne sont pas pleinement musiques, autant que ses Préludes pour Chopin ou ses Poèmes symphoniques pour Liszt mais revenons à notre territoire. Par exemple, la rue. Oui, on pourrait s’en tenir à son coin de jardin ou sa petite cour, mais besoin de cette confrontation à l’espace public, au dehors où le surgissement de l’autre est anonyme. J’ai déjà évoqué, dans un cycle récent, ce mémoire de fin d’études d’une étudiante de l’école d’arts Cergy, qui, à 80 reprises, entre sa chambre dans le 3ème arrondissement, rue Réaumur, et le métro deux cent cinquante mètres plus loin, s’était donné une contrainte d’action. C’était le 30 juin dernier, dans cette première tentative d’un cycle de 40 jours d’écriture quotidienne, et étonnez-vous que ça revienne. « Agir sur le réel pour changer le récit », cherchez sur Tiers Livre et vous retrouverez facilement. Et, pour nombre d’entre vous, votre propre contribution. On avait même complété d’une version bis, uniquement via vidéo, où il s’agissait de faire la même tentative, mais qu’un livre en soit l’objet. Alors ce sera la variation ter. Deux différences, et essentielles : un, on est dans l’espace du carnet, alors que dans la proposition initiale, on était dans le domaine du possible, des contraintes à s’inventer, deux, on a la journée pour le faire, et ce seul point change considérablement la donne. Donc, entre le moment où cet envoi vous parviendra, et demain 18h où je compilerai vos contributions, dans la durée régulière de ce qu’on nomme, paraît-il, « la vie courante », vous allez procéder à une action. Entre vous et la réalité, un geste qui la modifie. Oh, ça peut être minime. Ça peut n’être qu’un petit rien du tout. Seulement, si vous ne l’aviez pas fait, ce déplacement ou cette modification ne serait pas advenue. Repensez à ce que fait Julio Cortázar d’un journal abandonné sur un banc. Pas question pour moi de donner des exemples. Il y en a dans la littérature, et pas forcément des plus subtils : relire bien sûr Le mauvais vitrier de Baudelaire, et je crois bien que, tout récemment, son « La vie en beau, la vie en beau ! » était dans un de vos textes. Pour nous, pas de casse : le geste le plus minime suffit au récit. Perdre, ramasser, déplacer, arrêter, réparer plutôt que casser, nettoyer (peut-être suivez-vous ce bel artiste nantais qu’est Régis Perray, qui est allé balayer la route du Caire aux Pyramides). Et vous avez noté l’indice majeur que je vous en donne pour finir : et si on écrivait uniquement avec des infinitifs et des participes passés, ou des phrases nominales, mais qui nous débarrassent... du verbe ? Non, du sujet. Des pronoms personnels qualifiant le sujet. Constat d’action, aurait dit Gina Pane, à laquelle nous avions aussi consacré un atelier. Ne changez rien à votre journée. Mais, au cours de cette journée, et dans le déroulement prévu de ce qu’il vous revenait de faire, vous effectuez un geste qui déplace ou modifie le réel (j’insiste, le réel, puisque c’est la réalité justement sur laquelle on a agi). Dans la proposition de juin, on s’était seulement intéressé à ce qu’il serait possible de faire : aujourd’hui on le fait. Et le bref texte qui en résulte, toujours notre moyenne de 480 signes à titre indicatif, pour la tonicité du texte collectif, en est juste le rapport. Pas besoin de justifier : dire ce qui fut fait (et donc, pour cela, l’avoir fait). À vous. Et, à nous toutes et tous, demain soir 18h, l’immense étonnement de tout ce que nous aurons fait, qui sans nous n’aurait pas été fait, quand bien même personne d’autre vous n’en aura rien remarqué (ce qui serait en soi une variante à la proposition) –– et bien sûr, en guise de soutien, je m’appliquerai à moi-même l’exercice, toute cette proposition ne vise qu’à m’y contraindre !