Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



Vendredi 2 décembre • Exercice avec dénombrement

On y est. Cette frontière est devenue tangible : l’auteur n’est plus simple observateur, il interagit avec la réalité pour qu’elle livre un pan de visible occulté sinon. On s’impose la contrainte de ce geste qui modifie, déplace, pour s’examiner soi-même dans le réel, pris à même cette gangue de réalité. Restons dans cette frontière : non, il ne s’agira pas de seulement observer, verbe qui appelle la totalité du sensible, mais conditionné par cette catalyse du sensible en langage. Dénombrer, ce n’est pas une action qui modifie le réel, mais une action cependant. Une mobilisation qui suppose ce passage par l’abstrait : compter c’est une opération mentale qui se construit en amont. Qui suppose la construction de l’observateur, et le protocole qu’il établit pour ce compte. L’ordre des sphères, les cercles d’Aristote, est-ce que jamais la relation du langage au compte a pu se séparer du langage pour se faire objective ? Ou bien, plutôt, ce que révèle le dénombrement, y compris en tant qu’incantation, de geste qui montre, de main qui relève, est-ce qu’elle n’induit pas de hausser le langage à autre strate de concret ? Voir comment le jeu de Rabelais avec le nombre 78 a pu engendrer tout un continent de littérature : chez lui, cette fonction du dénombrement est ce qui permet de convoquer le fait même de nommer, des jeux de Gargantua aux insectes classés par ordre alphabétique dans la bouche du géant (voir les deux premières pages de l’introduction de Les mots et les choses de Michel Foucault). Compter n’est pas neutre, et inclut celle ou celui qui décide de s’y livrer, pour une raison tellement élémentaire qu’elle est invisible. Choisir un intervalle de lieu (un fragment d’itinéraire, une vue de fenêtre), facile. Choisir un intervalle de temps (la durée qu’on s’impose pour le dénombrement), facile. Et voilà, panique, terreur, folie à bord : mais compter quoi ? Faites l’expérience avec des étudiants, demandez-leur s’ils savent le compte de leurs neurones. Compter en marchant, compter immobile. Scander les chiffres, les murmurer, les graver, les écrire. La littérature grouille de réponses. Jacques Roubaud est probablement celui qui s’y est ancré avec le plus de détermination. Dénombrer les plaques d’immatriculation automobiles durant une journée, voir son fabuleux La forme d’une ville, hélas, change... dans toutes nos boîtes à outils d'atelier d'écriture, mais c’est loin d’y être le seul dénombrement. Nos jeux, dans n’importe quel débat ou colloque, avant même que ça commence : – Jacques, combien de monde dans la salle ? Jacques, combien de lumières au plafond ? Un cardiologue à son vieil oncle : – Combien de marches pour monter chez vous ? – Attendez, je demande à mon neveu. Ça y est, j’ai tout dit : d’abord, définir la contrainte d’un lieu et d’un temps. Et quel que soit l’arbitraire de la journée, le dehors dedans. Une fois définis l’espace et la durée, dénombrer ce qui peut être dénombrer. Et, une fois dénombré ce qui peut être dénombré (mais ce n’est pas une accumulation, c’est une opération, c’est l’obligatoire recours à la conceptuelle du nombre pour faire surgir le dénombré, ce n’est pas l’inventaire de votre bibliothèque ou de votre placard de cuisine), alors oui convoquer la profération du nombre pour qu’elle devienne texte, s’insère dans le texte. Penser aux nombres chuchotés de Roman Opalka. Chercher sur YouTube les vidéos du performeur japonais Shigeru Matsui : compter est une action de langae, et notre action de langage, aujourd’hui, c’est de compter. Jouer avec tous les comptes, y compris ceux qu’on rate (vous vous souvenez, bien sûr, de l’histoire des cent chèvres de Sancho Pança), on pourrait même, au terme du compte, retirer du texte l’indication de ce qui est dénombré, il n’en serait que plus fort. Justification : non, mais vous avez vu un carnet, à commencer par les vôtres, qui ne comporterait pas de chiffres ni de comptes ? À vous. À vous d’écrire ? À vous d’inventer.