Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022
Propositions d'écriture par François Bon
Dimanche 4 décembre • Fragments du corps
Le trouble qu’on peut éprouver soudain, dans le
Journal de Kafka, lorsqu’apparaît son corps : rêve avec une patte de chien sur le visage, ou cette scène quand il montre ses furoncles à un médecin, s’énervant que sa mère reste dans la pièce. Pourtant, dans les carnets, ce repli d’ordre strictement privé : le carnet n’a pas d’autre destinataire que nous-mêmes, alors on peut ouvrir à cet espace de notation si décisif – notre corps et comment on le vit. Seulement, nous ici, on fait du carnet le laboratoire, donc on n’est plus dans ce « strictement privé ». Le déballage mettrait mal à l’aise. C’est le corps et son écriture qu’on interroge, et pas imposer aux autres ce qui ne les concerne pas – chacun assez à faire de ses misères, et ce n’est jamais vraiment plaisant par exemple dans Facebook. On reste habillé, quand on lit. Mais le versant symétrique l’emporte : les peintres travaillent sur ce qu’on nomme « modèle vivant ». Le carnet : modèle vivant soi-même. J’insiste : nos carnets sont déjà lestés de notations-corps. C’est ce déjà qu’on veut examiner en soi. Notation sur le corps, et qui n’empiète pas sur ce privé, qu’on respecte. Que le corps soit sujet, c’est encore un enjeu très neuf dans le contemporain. La ligne de fracture serait Artaud ? Voir les extraits dans nos ressources, ceux du Pèse-Nerfs, ce texte sur lequel on a déjà travaillé (« en cent mots », c’était la consigne), Description d’un état physique : « Une espèce de fatigue renversante, centrale... » On va tenter cette faille étroite : questionner la langue qui dit un fragment du corps, sans exhibition, ni dévoilement. Par exemple,
Danielle Collobert. Si on est de plus en plus à l’ériger comme auteur classique, c’est probablement pour incarner avec le plus de force ce statut du corps qui dit avant même toute appropriation par un personnage. Et sa pratique du journal est constante. Dans
Il donc (1976), dont je joins en extrait le début, ce passage : « frottement de la peau –– encore –– assourdi dans les creux –– plus fort dans els convexes –– rasant la peau –– le son arrive sur l’étendue –– arrive à ses lèvres –– toujours prêtes à s’entrouvrir –– son corps ouvert aux mots –– avidité –– souffrance –– à force de tension –– d’attente ». Attention : Il donc a pour projet d’affronter la douleur, voir l’incipit : « Il donc –– Il –– abandon de l’impersonnel –– de l’infinitif –– enfin résigné –– incarner –– de la chair douloureuse –– s’incarner comme l’ongle du pouce –– Il donc ». Et nous, ce n’est pas notre direction : on la salue pour l’hommage, et pour ici nous désigner un angle aigu, plus aigu que tout, sans lequel le reste ne s’écrirait pas. Un fragment du corps : et bien sûr un fragment compact (pas d’écriture « verticale » avec sauts de ligne, s’imposer le bloc), et bien sûr aussi notre propre limite –– 480 signes –– totalement intangible pour cette fois. Pour le tiret cadratin qui lui sert de ponctuation unique, par contre, usage à volonté !