Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



Mercredi 7 décembre • Ruminé, rabâché, ressassé

Oh c’est bien difficile, de maintenir la tâche quotidienne d’écrire, dans l’encombrement du quotidien, des tâches obligées, des tracas, de la dispersion et des voix, des visages. Mais le carnet a aussi cette fonction : petite zone de cuir résistive et souple, qui permet de garder vive et disponible, au-dessous, la masse organique prête à lever qui constitue notre activité littéraire, solitaire en tant qu’elle ne dépend que de soi seul, et qu’on doit s’astreindre à maintenir au moins disponible. Alors d’accord, se contraindre au carnet, pas facile. Qu’il s’endorme deux jours, et comment le réveiller ? Mais la tête, elle, elle s’en moque bien. De nuit, de jour. Comme il s’agit de permettre à l’écriture de rendre poreuse la vie diurne, c’est de celle-ci dont on va encore s’occuper. Pas les pensées de nuit. Mais ce qu’on remâche parfois tout un jour. Oh bien sûr la littérature, et tous les carnets du monde, est immensément riche de ces aphorismes lumineux, ou comme des puits ou des abîmes (Novalis...), et ce n’est pas sur commande. Ce n’est pas à volonté. Peut-être même qu’il nous en vient moins le mercredi que les autres jours. Mais ces pensées, si on les écoute, pensées faibles (non, pas vous), ou pensées obsessives, ou pensées mais qu’on ne parvient pas à fixer, dans ce flux, sourd ou soudain perçant, celle-ci se distingue parce que contradictoire, ou pas claire, ou mal définie, ou opaque ou molle et collante. Pensée dont on ne sait pas se débarrasser justement parce que pas soluble, comme le poisson d’André Breton. Pensée qui s’obstine, reste à l’arrière-fond. On ressasse, on rumine, on rabâche. On est dans un échec : rien de brillant, rien qui éclate, rien qu’on puisse noter pour définitivement s’en débarrasser. Mais si c’était justement ça qu’on ouvrait. Un nœud. Un tas. Quelque chose qui se malaxe, sans début ni fin (mais 480 signes, en un bloc et un seul, compact : il suffit pour cela de supprimer la ponctuation interne, ni virgule ni point ni parenthèse ni tiret, la phrase et juste la phrase, rien que la phrase et elle tient pile dans nos 480 signes). Prenez votre temps. Ne la forcez pas à venir, cette pensée. Laissez-vous aller au goût du jour. Ou au goût qu’a le monde là quand on le hume ou l’aspire. Chercher derrière les cloisons, dans l’arrière des yeux, dans ce vague bruit de fond entre les oreilles. Chercher dans ce qui empêche de penser clair, comme il y a un arrière à « écrire clair ». Alors elle sera là, lovée, opaque, revêche, silencieuse, cette phrase sans conclusion, cette phrase contradiction, cette pensée aporie. On entre dans l’indémêlable, le carnet sert à ça. Notre meilleur biais pour y atteindre : eh bien, ce double qu’on a convoqué hier ! Vous n’avez pas la solution ? Sûr qu’elle ou il en dispose, ce double d’hier.