Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



Mardi 13 décembre • Ah, ce serait une histoire pour…

Toute la question de l’écriture carnet, c’est comment rester en amont de l’écriture ? Ou dans une sorte d’en avant : aux frontières directes de la réalité arbitraire qui est notre lot imparti, même si on peut le distordre, partir en quête ou en chasse, rapporter sous forme de langue ce qui permettra l’essor imaginaire, ou tout simplement la glaise qui servira à l’élaboration. Ou, au contraire, le croquis abstrait, mais terriblement concret, qui permettra à l’écriture de devenir poétique ou narrative. Fausse question bien sûr (pensée pour le Voyage d’hiver de Bashô), puisque l’expérience même de cette réalité –– ordinaire ou pas –– mais dans l’arrachement du temps quotidien, peut permettre la catalyse de l’écriture. Et continuons : fausse question, parce que ce qui s’écrit dans cette transposition du quotidien peut rester parfaitement à distance de l’œuvre. Ou bien même l’œuvre –– là je pense à ce moulage plâtre de sa dentition que Raymond Carver avait posé sur son poste de télévision –– deviendra récit en lien direct avec ce témoignage issu de la vie courante, sans la médiation du carnet. Donc on tourne en rond. Mais c’est de ce cercle-là que je voudrais qu’on traite aujourd’hui. Souvenez-vous de notre toute première proposition : dans le flux continu de la vie quotidienne, isoler une singularité, et faire de cette singularité note de carnet. On y était revenu avec la phrase de Kafka, sur cette image singulière et arrêtée de la foule anonyme dans la rue, « chacun levant les genoux pour quitter la place où il se trouve ». Cette frontière entre la note de carnet et le point où l’écriture commence (je sais, j’ai tout de travers, c’est déjà écriture, puisqu’on le note : mais c’est bien cela notre champ de travail, tout au long de ces quarante jours), on va la traiter par un artifice. Vous offrez un catleya à un ou une proche ? Oh, mais ce qu’il en ferait, Marcel Proust. Bon, on n’offre pas forcément de catleya tous les jours (ça ne m’est jamais arrivé, je ne sais même pas à quoi ça ressemble, sinon à une phrase de Du côté de chez Swanne). Mais on va toutes & tous au dentiste, ne serait-ce que pour vérifier que ça va bien. Sauf que maintenant ils font une image 3D, et plus besoin de moulage en plâtre, tant pis pour votre téléviseur et d’ailleurs on n’a peut-être même plus de téléviseur. Admirez mon art de faire lambiner une idée qui doit rester informulable. Ce qu’on note, tel que ça se présente dans le flux du jour, paroles, images, scènes, visages, situations, on n’a cessé de s’exercer à le ramener pieds et poings liés dans notre monde du langage. On s’arrête en voiture devant une petite église de village : ah, mais comment ne pas penser à La mort du jeune aviateur anglais de Marguerite Duras (sinon, ne vous arrêtez pas, sinon dans une librairie où vous demanderez le Folio Écrire). Je tourne autour du pot, alors allons-y, qu’on le balance par terre et qu’on regarde les éclats : ceci, dont on a été le témoin, oui Carver, Proust, Duras, Emmanuelle Pireyre ou qui vous voulez, Annie Ernaux ou Julien Gracq, Cervantès ou Gertrude Stein, en aurait fait une histoire. Donc non, on ne va pas l’écrire. Mais on va reprendre cette toute petite inflexion arbitraire du jour, scène, situation, image, visage, geste, ou lieux (oh, maisons fermées, usines abandonnées) pour examiner cette toute petite voix timide et faible, en nous, qui ne nous enjoint pas d’aller plus loin dans l’écriture, à partir de cet élément-là, mais nous suggère : non mais dis donc, ce serait bien une histoire pour... Et là vous mettez le nom que vous voulez, et c’est la proposition d’aujourd’hui. Le possible d’une histoire. Mais pour qu’elle soit possible, la torsion de ce qu’en ferait tel auteur, telle autrice. En une ligne toute courte, en quatorze pieds comme Bashô, ou en trois mille pages comme Proust. Ou rien : le moulage des dents en plâtre sur le téléviseur –– ça ferait bien une histoire pour Raymond Carver, ça. À vous.