Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



Vendredi 16 décembre • Du par cœur



La remémoration au « par cœur » pourrait être considérée aujourd’hui comme accessoire, voire obsolète. Naissent des plateformes dites d’intelligence artificielle qui, sur simple requête de quelques mots-clés, vous composent un rédactionnel bien léché de ce qu’on sait sur le sujet. Même en cours, quoi de mieux pour réveiller vos ouailles que de leur demander de vérifier illico sur Wikipedia une date de naissance, puisque de toute façon elles et ils sont déjà connectés pendant que vous parlez. La récitation a longtemps été la première expression de cet apprentissage, il commençait dès la maternelle, et ma grand-mère maternelle au plus lointain soir de sa vie savait encore réciter Les pauvres gens de Victor Hugo : la fable qu’on récite pousse depuis des racines bien plus composites que la seule mémoire. Qu’on doit enseigner différemment notre corpus bien spécifiquement nommé littérature selon qu’on s’adresse à des jeunes issus de civilisations où l’oralité a un statut différent de la nôtre ? Voir la fascination qu’on a pour ces beaux parcours avec ce qu’on nomme (aujourd’hui et pour l’instant) UPE2A. Mais ça m’a toujours frappé dans la période où je menais annuellement un atelier « français langue étrangère » à l’ENS Lyon, avec des étudiant·e·s donc décrivant un petit tour du monde juste dans la classe : le statut de la poésie, dans chaque langue et chaque culture, si hétérogène et si magnifique, on le dit encore plus gravement aujourd’hui, chez les étudiant·e·s russes. Et ce statut, invariablement, passant par la mémorisation que je dis pour simplifier au « par cœur » (le cœur y est pour très peu, le déplacement de quelques enzymes et protéines dans la paroi neuronale extérieure bien plus). Mais le livre de Frances Yates, Les arts de la mémoire, nous a appris à extrapoler : le corpus ancien de L’Illiade et L’Odyssée doit sa structuration et son mètre (voir aussi la récente retraduction du Gilgamesh par André Markowicz) à la nécessité de transmission itinérante orale, où s’illustraient des aèdes aveugles, que le nom collectif Homère rassemble. L’apparition progressive du rouleau de papyrus fixant le corpus, et rendant cette nécessité secondaire : mais notre mètre si longtemps principal, l’alexandrin (passionnant le petit essai de Jacques Roubaud, La vieillesse de l’alexandrin) en est une survivance. Ce prologue que vous oublierez, à quoi bon ? D’abord un paradoxe : la fugacité du voir écran, la page évacuée par le scroll quand la tourne du livre en conserve l’image matérielle, ravive la convocation mentale de la lecture immédiate. Oui, chercher est bien plus immédiat via nos appareils à clic, mais lé mémorisation pour chacun d’entre nous des chemins de recherche est une part mentale de « par cœur » encore très neuve, et pour nous-mêmes et en tant que corpus d’étude. Ensuite et surtout, pour ce qui nous concerne ici, ce qui nous structure dans le rythme, la musique, voire la construction de la phrase tient, dans l’instant même d’écrire, à la rémanence de ce qui est mentalisé par la mémoire (des excuses pour cette expression imparfaite, mais c’est justement cet indéterminé qu’on va explorer). Aujourd’hui, 37ème exercice de ce dépli du carnet d’écrivain, on part en quête de cette mémorisation rémanente qui concerne la phrase (certainement aussi l’image, mais concentrons-nous sur la phrase), et qui reste sous-jacente, déterminante mais secrète, juste sous la page sur laquelle vous tracez manuellement des lettres et des mots. Ou bien, si vous regardez l’autre face de votre téléphone, ou soulevez votre clavier. Alors, facile de se débarrasser de l’exercice par quelque belle phrase d’anthologie ? Parfois, les plus hauts auteurs de ces phrases infinies, de Héraclite au Comment vivre sans inconnu devant soi ou à La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil et, et, et... de René Char (et vous, le vôtre, c’est quoi ?), il faut presque apprendre à s’en débarrasser pour retrouver accès à l’œuvre. Alors je vais rajouter une contrainte de temps, et une contrainte de nombre. Contrainte de nombre : une et une seule, de phrase, vous citerez et brièvement commenterez (pourquoi cette phrase, trouvée comment, et ce qu’elle structure en vous quant au monde mais aussi et surtout pour le chant et la grammaire). Contrainte de temps : ce n’est pas maintenant, mais c’était sûr de sûr le cas à telle époque bien précise (vous faisiez quoi, étudiez quoi, écriviez quoi). Après, rien n’empêche –– et pourquoi pas même en compléter le cycle De l’autobiographie comme fiction –– de se constituer une autobiographie fictive et décrivant une suite de dix de ces phrases, chacune et chaque fois associée à telle précise période de la vie et de l’écriture. Votre période Adorno et votre période Rilke, ou votre première découverte de Duras ou de. Je m’en tiens à cet énoncé pour ne pas le dissoudre. Et pas de limite à cinq cents signes, d’ailleurs tout naturellement la phrase saisie en tant qu’aphorisme qui était celle qui nous guidait au par cœur s’épaulera et se dédoublera de votre propre énoncé aphoristique sur ce que vous lui devez. Et si vous partez pour dix, une que vous m’envoyez, l’ensemble des dix dans votre propre carnet. Exploration de soi-même, par ce qui nous déterminait au par cœur : ne me dites pas qu’une fois dans sa vie ça n’en vaut pas la peine ?