Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022
Propositions d'écriture par François Bon
Dimanche 18 décembre • Ce dont on ne peut parler
« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », on connaît la réponse de Derrida à ce célèbre axiome du Tractatus de Wittgenstein : « Ce qu'on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais il faut l'écrire. » Et ça pourrait largement suffire à notre proposition anté-terminale. Mais, en l’important ici dans le cadre de nos carnets, on éveille quelques harmoniques. Ce qu’on aurait préféré taire, on va quand même l’écrire, certes. Dans combien de fac-simile de carnets célèbres on trouve des passages occultés, biffés, rayés ou noircis ? On avait noté cela pour soi, hors de question que cela tombe sous d’autres yeux. L’espace du carnet est celui du secret, et le secret est aussi un territoire pour la philosophie. Le lieu même du secret est ce qui nous permet de rester vivant dans l’espace total que constituent nos relations, et de résister à ce qu’elles accaparent de nous. Le carnet est ce qui permet au secret de s’écrire. On a chacun d’entre nous souvenir de cette densité d’écriture à des pages qui nous sont vitalement nécessaires, mais qu’il nous est tout autant nécessaire de détruire ensuite. Comme les modélisations que développe Judith Schlanger dans son Présence des œuvres perdues, l’espace écrit de nos secrets hante l’amont de nos pages publiées, elles l’emportent en elles et avec elles, quand personne d’autre que nous ne saurait l’y déchiffrer. Ou bien la littérature serait trop simple. Parfois le mot scientifique apporté aux études littéraires me semble comique, mais ce n’est pas le lieu d’en débattre ici. La privauté du carnet, c’est le droit d’y écrire en sécurité ce qui doit demeurer secret, et contraint cependant au travail d’explicitation qu’est l’écriture. On pourrait donc, en cette phase où notre exploration touche à une fin provisoire, s’en tenir à un autre axiome : le carnet transcrit et explore la part secrète de nous-mêmes, le pas au-delà sur lequel écrit Maurice Blanchot, eh bien à vous d’ouvrir ce rideau, cette porte, et on attendra sagement ici dans la salle d’attente que vous soyez de retour. Mais on a devoir d’inventaire. Devoir d’inventaire concernant les pratiques de carnet, et cet espace du secret en est irréversiblement une dimension (j’utilise des adverbes comme jamais dans cette proposition, c’est la preuve de la fragilité de ce qu’on ouvre aujourd’hui). Lorsque je suis en stage ou atelier, et qu’on approche de ces zones dangereuses, je propose aux participant·e·s qu’elles ou ils écrivent, mais n’en fassent pas part au groupe. On est ensemble dans la fouille, ce qui aura été rapporté de la fouille ne concernera pas le groupe. On a alors une figure de bifurcation, toujours très délicate en contexte pédagogique, parce que l’énergie sera dépensée à choisir le chemin, plutôt qu’écrire ce qu’il débusque : inventorier en secret ce qui est, pour chacune et chacun, cet espace du secret, et en rapporter une suite de notes concernant l’exploration même, notes qui, elles, pourront être mises au pot commun. On avancera mieux dans ses propres secrets, à mesurer ce qu’il en est du même travail pour les autres. Le Livre des questions d’Edmond Jabès serait le meilleur témoignage d’une telle enquête écrite, qui ne révèlera jamais ce qui en est le terme. Mais si, nous on se risquait quand même dans la transgression ? Alors bien sûr pas question pour moi de forcer quiconque, mais on a passé entre nous cette étape-là. Une suite de notes façon Jabès sur cette question de l’écrit, du carnet et du secret, et on honore notre pacte, en sa trente-neuvième marche. Je voulais cependant vous proposer d’ouvrir le lien suivant, aucune timidité à avoir, ce n’est pas un piège, mais la partie de test public d’une plateforme payante, le lien :
https://anonymousemail.me/
et le mode d’emploi en apparaîtra dès la page ouverte. Une interface typique pour envoi d’e-mail, où vous pouvez entrer l’adresse du destinataire (donc la mienne, fbon@tierslivre.net) ainsi que le contenu de votre message.
Lorsque le destinataire (faites le test avec votre propre adresse) reçois le message, impossible d’en connaître la provenance. Ce qui est transmis d’un secret reste secrètement transmis. Et déjà d’aucuns ricanent : ah oui, mais en trois mots l’un à la suite de l’autre, sûr qu’on reconnaît l’envoyeur... Donc à vous d’en tenir compte : dans les polars des premiers temps du téléphone, on couvre le récepteur d’un mouchoir : rien n’empêche que vous écriviez ces lignes, ramenées de vos secrets – ce qu’on doit taire, et qu’on écrit pourtant – dans une syntaxe, ou, pour rester chez Maurice Blanchot, une voix narrative qui ne soit pas reconnaissable. Ou d’écrire avec les marques diacritiques de ce que vous avez appris à reconnaître dans les carnets individuels que vous suivez. Ou de la façon dont écrirait tel auteur ou telle autrice qui pour vous est fondation. Bien sûr, on s’est installé dès le départ dans ce dialogue de Wittgenstein à Derrida : alors aucun nom propre, aucune allusion personnelle, ce n’est même pas une question de bienveillance ou de respect, mais seulement, et cela nous suffit, de façon géante, pour ouvrir la voie noire de ce qui, dans l’espace de nos carnets, en est le fil le plus secret. Ouvrez le Journal de Franz Kafka, qui a été le plus infiniment présent tout au long de ce cycle : aucune date, sinon qu’on est en 1910 et qu’il a vingt-neuf ans. Les pages précédentes ? Déchirées. Aujourd’hui, on écrit un fragment de ce qu’il aurait fallu déchirer, et on le partage anonymement, sans aucune possibilité de remonter du fragment à sa source. Et c’est la première fois que je tente cette expérience, c’est vous dire – avant l’au-revoir – et la gratitude et la confiance.