Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



samedi 12 novembre • il aurait fallu

Je voudrais qu’on s’en tienne mentalement à la proposition précédente, Si loin, si loin, et qu’on se la remémore : fragment de réalité aux limites du souvenir conscient, qui restait lacunaire, incomplet, mais a surnagé dans la journée d’hier comme étant cela qu’on avait à attraper, respecter dans sa fragilité et son incomplétude, et rapporter là des deux mains dans le présent, palpitant et vibrant. C’était un souvenir comme sans bords, scène ou sensation ou objet, il est ambivalent : il donne accès à son contexte, on peut le franchir comme une porte pour atteindre à ce contexte, ou bien le détacher de son contexte pour en faire ce fragment de langage, le restituer ici et maintenant comme poétique. Mais une poétique qui aurait conservé ce caractère d’être « sans bords ». Alors, une fois refixée en nous cette démarche, et si on l’utilisait pour décrypter une nuance, un fragment, du réel même ? Non pas un exercice d’observation, mais se saisir, dans le réel traversé cette journée-ci, d’un détail de même sorte, un détail qui soit sans bords.  C’est passé presque inaperçu, fenêtre éclairée dans la nuit, ou vitrine, ou visage. Derrière la vitre d’une voiture, ou au coin d’une rue. Une maison ou un balcon, et le temps d’un millième de seconde l’impulsion à y aller voir de plus près, ou l’illusion qu’on aurait pu franchir ou entrer. « Il aurait fallu ». Si on avait eu le temps de. Si on avait eu la permission de. Et bien sûr qu’on ne l’a pas. Bien sûr que même la peau la plus coriace du réel, du présent, inclut ces points de fissure ou de porosité. Ou d’appel tout simplement : fragment de réel qui aurait désiré qu’on s’y arrête, et on ne l’a pas fait. Est-ce que cela fait sens, de rester dans cet « il aurait fallu », dans cet « on aurait dû », et rapporter là, à la surface du texte, sans plus de justification ni de contextualisation ni d’explication, ce tout petit point du réel qui nous semblait « traversable » ? Et c’était si fugace, tellement à distance. Comment aurions-nous pu nous rendre à cet appel ? La réalité complexe traversée dans le temps que scandent ces propositions, l’appréhender non pas comme descriptible, mais comme potentialité d’exploration. Se projeter dans cette fissure ou cette porosité, cela serait fiction. Ramener là, dans une note, cette potentialité même, et on aura d’une part ce petit fragment fragile de réel, mais en tant qu’il est traversable, en tant qu’il recèle de la fiction. Nous, ici, parce que c’est le carnet et pas la fiction, on s’en tient à ce petit fragment. Et nul doute que l’ambivalence y sera présente, rémanente.