Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



dimanche 13 novembre • phrases du réveil

Oh, mais c’est trop difficile, à peine commencé l’atelier ! Oui, mais justement. Définir dès maintenant l’échelle, le tout en haut et le l’immédiat de sous nos pieds, la largeur du cadre. Phrase de réveil ? Mais il ne m’est rien venu, moi ! Oh pour sûr certaines et certains vont le rétorquer. Ou bien : mais ça ne ressemblait à rien, ces mots mâchonnés à peine on est levés, encore tout lestés des apories du sommeil, du réel qui ne s’est pas refait, des choses pensées qu’on s’imagine ultra-lucides ou brillantes et pas du tout. Rien, vous croyez ? Il suffit d’écouter mieux. Mais d’écouter dans ce premier instant, celui de l’aporie, celui d’avant les autres. Que j’hésitais, à vous proposer cela ? Que c’est trop beau ce qui se passe, cet élan, pour risquer le cahot, de faire tourner la machine à blanc ? Oui mais tenez, cette citation d’auteur, lue hier, justement : « …juste au bord du réveil, demi-sommeil, demi-réveil, dans cet entre-deux qu’il est doux de prolonger le matin, une image, une scène traverse l’apesanteur… lieu flou… étrange sentiment d’une réalité lointaine et à la fois de quelque chose de vraiment présent… clairement réveillée, je scrute les bribes, les filaments de cette réminiscence, aussi légère que les nuages… pourquoi maintenant… je cherche… je retisse des éléments les uns avec les autres… » Vous ne reconnaissez pas, dans votre bibliothèque, ou parmi les derniers prix littéraires ? Non, vraiment ? Bien non, justement c’est juste au détour de notre deuxième compile (facile à retrouver !). Et moi c’est ma seule chance de m’en tirer : non pas décortiquer 40 thèmes par une sorte de combinatoire entre réel, temps, espace, corps, mouvement (on le fera de toute façon), mais se ressaisir toutes et tous ensemble de ce qui vent se faire jour dans les contributions reçues – et comme ça, vous savez à qui adresser les protestations. Trêve de futilité : ce mâchonnement du tout premier instant, dans le sortir de nuit, avant qu’on ait prononcé quoi que ce soit, si aporique qu’il soit, il nous donne une couleur d’avant le sens, un rythme en amont de toute syntaxe. On l’a croisée dans combien et combien de livres, cette étrange phrase de réveil ? Une école de l’attention : le travail de carnet, comme l’écriture de fiction, produit ses contenus à mesure qu’on les écrit. Une constante qu’on retrouve dans tous les journaux et carnets. L’acceptation aussi du non-sens (on y reviendra spécifiquement d’ailleurs) comme bousculement nécessaire. Pourtant qu’elle est vitale, cette toute petite bascule du sommeil à la veille, les persiennes de la chambre à Balbec, les bruits de la rue dans la chambre insonorisée au début de la Prisonnière, Marcel Proust fait de cette bascule sans durée le déploiement de toute une nappe. Et puis, rien n'empêche de lire ces lignes la veille au soir, savoir qu’on aura le lendemain à se mettre en guette. Elle est là, la phrase, lovée, silencieuse, cachée. Peut-être juste une sonorité, et si on déploie la sonorité la voilà dans son étrangeté, la phrase. Elle n’a pas de sens communicable ? C’est qu’elle est alors tout prêt de la langue comme matière, de ce mâchonnement coloré qui est la parcelle même depuis laquelle nous arrivons. Vous devez la protéger parce qu’elle en dit trop, déjà, cette phrase ? Alors on cherche de quel mâchonnement ou quelle couleur elle-même est venue. C’est une pesanteur de corps dans les mots qui ne sont pas encore advenus. Et puis, si vous avez anticipé cette guette, vous savez que dans ce pur moment de bascule il reste tant des rêves, des sensations de rêve. C’est peut-être juste cette sensation rémanente de rêve, en amont même du récit de rêve et sans s’y risquer. Cela reste trop difficile ? Pas grave. Après tout, si ça ne vous tente pas, toujours d’en revenir à l’imprévu du jour. Mais de toute façon on s’y tient, aux notes de carnet, 40 jours durant. Pour réussir : ne pas demander trop au mental. Juste se mettre à l’écoute, l’écoute intérieure. Ce n’est même pas encore l’infini monologue du dedans, mais ces injonctions à l’impératif qu’on se donne dans les premiers instants du réveil, sans rien contrôler encore : dans ces gestes imprécis qu’on fait. Si par chance vous lisez cette proposition dès ce soir, la phrase vous l’attraperez encore presque dans l’inconscience, dans la guette, avant même d’avoir bougé.C’est un reste de phrase entendue dans le rêve, c’est un reste de conversation entendu la veille. C’est l’incipit du nouveau texte, ou du nouveau paragraphe de ce vieux texte, qui vont vous occuper dès la mise au travail ? Cela vous concerne vous-même, une sorte d’injonction, complice ou pas ? Pas besoin de s’en justifier, de cette phrase. Si ce n’est pas une phrase ou un élément langagier, mais que ce qui domine c’est le froid, ou l’humidité, ou une couleur comme rémanente du rêve, eh bien c’est cela qu’on dira : « il y avait cette couleur, il y avait de froid » et on y sera de plain-pied, dans le langage. Cela ne fait pas les cinq lignes du jour ? Un seul mot suffit, si c’est le mot qui reste comme ça, flottant, et nous accompagne à mesure qu’on reprend pied. Alors remémorez-vous là, cette phrase, de votre dernier réveil (dans le Journal  de Kafka, elles reviennent obsessivement, toujours si surprenantes – mais c’est elles qui engendrent le fantastique –, chez lui plutôt en émergeant de cette très brève mais profonde sieste sur canapé qu’il s’accorde entre le retour du bureau et rouvrir les cahiers. De quoi on émerge ? Et comment ? C’est peut-être cela, cette phrase qu’on cherche. Si cette phrase n’est pas au rendez-vous ce matin, elle sera là demain ou après-demain, rassurée de n’être pas attendue et scrutée. Ne pas se bloquer parce qu’on ne la trouve pas. Peut-être qu’elle se donnera plus tard, et s’imposera d’elle-même. Première approche, première invocation, et première construction de l’involontaire. Mais chaque paramètre qu’on inscrit va rester en service tout au long du parcours : il suffira, à mesure des jours, dans votre « carnet individuel » en ligne, d’ajouter le # en début de chaque note – même dans 10 jours, insérer #04 à la notation d’une phrase de réveil et cela permettra de structurer votre carnet, de le catégoriser. Qu’on n’ait plus besoin de cette cheville-là ensuite ? Eh bien, disons qu’on l’installe et la conserve uniquement pour la durée de notre atelier en 40 jours !