Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



Jeudi 17 novembre • Noms propres

Non, vraiment on n’est pas dans une logique d’atelier d’écriture. Ce qu’on écrit n’est pas destiné au dur exercice de la publication, au sens d’œuvre aboutie, prête à se séparer de nous, mais une quête de matière, gravier et gravats, et pas simplement la collecte neutre de ce qui peut éventuellement devenir matière à l’élan ou aux contenus des formes ultérieures, mais éduquer – et c’est toujours à refaire, un peu comme nos ami·e·s instrumentistes reprennent leurs gammes – cette attention au dehors, à la granulosité du réel, mais avant tout rendre poreuse la cloison qui permet d’en collecter la trace. Un substrat dessous la pensée, parce qu’on se sera rendu disponible (et peu importe le support, cahier ou carnet, smartphone, la mémorisation construite aussi, voir le livre fondateur de Frances Yates) à transférer ce flux fort ou faible, fissuré ou opaque, dans cette matière encore brute de mots qui sont déjà construction langagière. J’insiste sur ce dépli parce que c’est celui qu’ici, obstinément et humblement, on va tenter d’explorer. S’en tenir à la répétition de cette tâche, l’attention, la note, l’ouverture au dehors (une partie des exercices), comme aux replis si impalpables du dedans (une autre partie des exercices), mais aussi à la permanente confrontation au monde, pragmatique et quelle que soit son éventuelle banalité (tiens, les emplois de bureau du grand Pessoa l’intranquille). Pourquoi préambule si alambiqué ? Eh bien parce que conscient de l’éventuelle frustration à cette accumulation d’exercices qu’on sait faire d’avance, qu’on a déjà pratiqué dans tel moment ou telle recherche. Oui, mais les inventorier, oui mais en décortiquer la singularité des curseurs entre dedans et dehors, entre espace et temps, observation passive ou interaction décidée. Et c’est de nouveau ce qu’on va entreprendre aujourd’hui : volontairement, non pas travailler sur la réminiscence (et c’est magique pourtant, essayez, d’appliquer le même exercice à la lointaine enfance), mais faire ce dépôt (au sens où Denis Roche, dans un livre peut-être daté mais qui a marqué le contemporain, nommait Dépôt de savoirs et de techniques) à mesure de la traversée arbitraire, pragmatique, banale ou le contraire, du jour à venir, avec envoi de la collecte avant 18 h ! On y va, je lâche en trois lignes ma pauvre consigne, parce qu’elle ne mérite pas plus... Oh wait, comme on dit dans les romans noirs américains : on a déjà fait ça dans le cycle Outils du roman (vous retrouverez facilement sur le site) : rien de plus compliqué que les noms propres, et leur rôle dans la fiction. On avait intitulé ça : « Trouver le nom du chat » mais bien sûr aujourd’hui ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Le nom d’un personnage, son prénom, mais même le pseudonyme de l’auteur, vous ne savez pas reconnaître tout de suite, vous, d’où ça vient, et pourquoi ça sonne faux ? Alors étonnez-vous que jamais de journal d’écrivain sans liste de noms. Sans nom recopié. Parfois c’est dans les livres. Plus souvent dans les rues. Et aussi dans les cimetières (non, pas tout de suite, dans notre série de 40, qu’on s’en ira voir chez les morts, même s’il faudra bien). Ouvrez les livres qui vous ont le plus marqué : et ça ne tiendrait pas à l’art des noms ? Donc aujourd’hui, tout simple, c’est nom propre. Pour la commodité de la lecture collective, je vous demanderai avec insistance (quitte à lâcher un peu sur la longueur, au-delà des 480 signes) la liste la plus exhaustive possible des noms propres visuellement croisés tout au long de votre journée. Allez, je me l’applique à moi-même : j’ai vu une salle avec sur la porte une étiquette marquée George Sand et la suivante Agnès Sorel. J’ai vu marqué le nom. La-Ville-aux-Dames éclairé sur le fronton de l’autobus 50 me croisant sous la pluie. J’ai croisé et salué des personnes dont je ne sais aucunement le nom, mais d’autres dont je sais au moins le prénom, ou bien le nom propre précédé du titre, docteur Untel...). Il y a eu les coups de téléphone, d’autres noms sur des panneaux : Espace culturel Rimbaud, ou sur des plaques ou même sur la porte transparente d’une boutique où on est entré pour un geste banal. C’est une liste difficile, parce que recopier un nom propre c’est déjà du vol. Alors disons qu’on fait l’exercice pour nous. Ce ne sont pas les noms des proches, ni les noms des collègues, mais on peut tordre un peu pour se protéger de Google. C’est une projection qui peut être mentale : si je remonter en imagination la rue qui me sépare de la Poste, là-haut, puisque je suis allé à la Poste, quels sont les noms propres que je connais, en dehors d’Aristide Briand ou d’un Bretonneau qui sont des noms de rue et non de voisins ? Bien sûr je vous demande ça avec timidité. Je sais, chez Lovecraft, Flaubert et bien d’autres, comment ils ont élaboré leurs dispositifs de noms propres. À nous de nous protéger : 1, merci pas d’envoi à la verticale, c’est juste un bloc sans virgules ni points, si je reprends mes propres exemples ça donnerait Aristide Briand George Sand Arthur Rimbaud Éric Pessan (on a échangé avec Eric Pessan) Gwen Denieul (j’ai échangé avec Gwen Denieul) Édouard Levé (j’ai reçu le livre Inédits d’Édouard Levé) et je ne vais pas vous embêter avec le nom de mes voisins, mais ça y est, elle est dite, la consigne. Relevez-en cinq, relevez-en dix ou vingt, et vous me transmettez un paragraphe-bloc sans virgules ni séparations d’aucune sorte et bien sûr encore moins sauts de ligne et on lance ça demain en bloc anonymement, même pas les initiales de la #07, qui ont donné à cette publication son côté si graphique (si curiosité à ce propos, dans les ressources ateliers, dans le PDF de L’écriture sans écriture de Kenneth Goldsmith, chercher ce qui concerne le Making of Americans de Gertrude Stein). La difficulté, mais elle est monstrueusement incontournable : la liste des enseignants d’un lycée c’est aussi emblématique et fort que la liste affichée des bans de mariage dans n’importe quel hall de mairie. Mais l’affichage de ces bans est obligatoire et public, tandis que les noms prénoms des personnes qui vous entouraient à la table du lunch box ce midi c’est tellement indiscret. En cela je ne peux pas vous aider. Je sais seulement : 1, que le mode de surgissement des noms propres, sur notre chemin chaque jour, est multiple et hétérogène, 2, qu’il peut se révéler décisif dans nos propres choix fictionnels, 3, qu’il n’y a pas de carnets d’écrivains sans que des listes de noms propres y soient consignés. Vous calez ? Ouvrez un vieux Simenon, et recopiez ? Et demain soir, cette avalanche. Anonyme, grandiose.