Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022

Propositions d'écriture par François Bon



Vendredi 18 novembre • Ne pas s'attarder

Alors la #09. À peine sommes-nous au quart du parcours entrepris. Procéder par renverse de paramètres, assouplissements de friction. Soi et le monde, soi dans le monde, soi et les autres soi. Le hors soi qu’est implacablement le monde. Sur cette relation de soi au dehors, et la matérialisation dans le carnet d’éléments concrets du monde (et, jusqu’au bout, ça restera l’enjeu premier de cette exploration d’un amont de l’écriture), on a exploré l’imprévu (le réel lui-même nous signale ses fractures ou surprises. On a exploré, après un crochet par des souvenirs anciens, parce qu’ils imposaient d’être saisis comme lacunaires et sans bords, cette même tentative d’aller grossir ou explorer le presque impalpable du présent, la phrase-emblème c’était il aurait fallu. On a pratiqué un autre renversement : personne d’autre que moi n’aurait remarqué que – bien sûr, comme les exercices de renversements d’accords sur le manche, pour les instruments à cordes, il y a de l’artifice. La note, la pulsion à décrypter le réel en le reconstruisant comme langage, se moque de ces nuances. Mais nous, ici, on prend résolument le contrepied : on explore ces différentes modalités, qui sont celles de comment le réel se reconstruit comme langage. Si j’étais sûr que cette proposition (oui oui, j’y viens) serait la dernière de cet ordre, je vous le dirais là, maintenant, en guise d’encouragement, mais ce serait mentir. Oui, on va rouvrir une fois encore ce même point étroit de passage entre réel et langage. Le réel qui ne préexiste pas – son être-là de réalité, oui, mais je ne veux pas connoter philosophiquement ces questions qui pour nous doivent être concrètes, et non pas concept –, n’advient pas à lui-même en tant que réel, aiguisé, encore comme mouillé, avec ses éclats, ses contradictions, ses zones encore plus opaques ou interdites si on ne s’obstine pas dans ce geste – non pas d’observer – mais de nommer. Et si on partait du refus, de la gêne, de ce qu’on repousse du bras ? Prendre le réel par le hérissement qu’il nous induit à l’intérieur. J’en étais là quand ce matin je découvrais des phrases du carnet d’Édouard Levé, et il dit comme ça : « La rue déborde. Ne pas s’attarder sur... ». Et il multiplie les variantes sur ce même déclencheur : « À la fenêtre / la rue déborde. / Ne pas s’attarder sur / le bas le haut / près du métro dans un tabac [...] / Ne pas s’attarder sur / les économies / les euros les pennies [...] Le monde en contre-plongée / la rue déborde.» En atelier d’écriture oui on le décortiquerait, ce texte (« sac de colle sur les oreilles / et trois ecstasies pour voir ») mais nous on travaille le carnet. On lui reprendra seulement ça : « ne pas s’attarder ». Ce qu’on n’a pas envie de voir, ce qu’on voudrait ne pas voir ? Non. C’est là, on le voit. On le supporte, ou cela nous insupporte ? Enlevons le subjectif de notre réaction, et gardons juste le noyau. Ce qui provoque en nous le refus, le sursaut. Eh bien, est-ce que ça entrait dans les relevés, vus et lus des propositions #01, #03, #06 ? Justement, ça nous attendait pour cette #09. Notre journée : un flux continu où nous sommes comme immobiles dans le présent qui nous baigne, à contre-courant, fuit mais vers l’arrière. Dans ce qui devant nous défile, avant d’échapper par l’arrière, ce qu’on préférerait nettement occulter de la main levée devant les yeux. Ce n’est pas cela, qu’on demande à notre humanité, qu’on était en droit d’attendre. Ça tient en 480 signes et un seul paragraphe, un exemple ou mille ? Certainement, la preuve demain. Accumuler de la matière. Disposer progressivement, chacune et chacun, d’un silo de matière qui nous enjoint de lui-même sa couleur et son rythme, et là se bâtira, hors de nous, mais pour répondre à notre singularité propre, une écriture nôtre. On entre dans du moins plaisant, l’écriture moins belle parce qu’elle charrie du pas beau ? Question de fond, on l’ouvre. Pas sûr que Gustave Flaubert ait eu tant envie que ça se s’attarder sur un pied-bot.