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A. Chilton | Survivre à la fin

samedi 20 mars 2010


J’écoute Big Star la première fois le 17 août 2009 : je passerai l’été à écouter intensivement de la musique pour l’écrire, en écrire l’écoute, essayer de la rejoindre par l’écriture, en intensité — c’est dans le cadre du projet On a Good Day, site collectif animé par Sylvain que ce 17 août, il me propose de travailler sur Big Star, et cet album en particulier : « Third / Sister Love ». Il attire mon attention sur la plage 7, Holocaust  : « c’est le monolithe noir par excellence », me dit-il. Suis tout de suite happé, bien sûr.

Un mois plus tard, je lui envoie le texte, après avoir habité un mois ce disque et surtout cette chanson, Holocaust. Ensuite, l’année durant, y revenir, régulièrement, y trouver d’autres nécessités, d’autres puissances, d’autres raisons d’y survivre et de l’écouter.

Alex Chilton est mort, mercredi 17 mars 2010 — je n’ai appris sa mort par hasard dans le journal que le vendredi : ainsi aurai-je vécu deux jours en ignorant sa disparition.



Holocaust, Big Star ("Third / Sister Love", enregistré en 1974, sorti en 1978)


Cette chanson, Holocaust de Big Star : elle s’arrête au point précis où elle est accomplie. La musique ne se fait pas différente pour annoncer une fin, elle pourrait continuer sur des heures, mais à un moment donné de sa trajectoire elle rencontre la phrase, lâchée comme toutes les autres : « You’re a holocaust », et tout s’arrête.
En trouvant son titre, elle atteint son origine et sa destination confondues. Reste à se demander ce qui commence, après que cette chanson a pris fin.

La fin est inéprouvable, elle ne se raconte pas, n’advient jamais pour soi. Au juste, jamais ce qui a lieu ne peut avoir de fin pour celui qui la vit. Ce qui s’arrête avec soi ne nous appartient pas ; on cesse de respirer, on ferme les yeux, et ce qui commence, après la fin, n’a pas de terme. Mais la fin des autres, la fin pour soi du monde : cette fin-là, qui touche à toutes les fins met un terme à chaque fois aux possibilités de la vie ; alors la douleur qui nous saisit n’est pas celle de cette fin — réside plutôt dans le fait qu’on se situe après elle. « Everybody goes / Leaving those who fall behind. » Une chanson, seule (et sans doute est-ce pour moi la raison d’être de la musique, ce qui la justifie), est capable de déterminer le temps ; de dire : voici le début, et voilà la fin. Qu’après la fin, il existe cette plage de silence qu’on éprouve comme depuis l’écoute : voilà le début ; la musique se réalise en accomplissant ce qui la met à mort — et la fin peut commencer, parce qu’elle a pu avoir lieu, en dehors de soi, pour soi.

Ainsi cette chanson, qui semble avoir lieu depuis sa propre fin, ne fait-elle que la renouveler, écoute après écoute. Vertige instable de sa durée, le déroulement de cette chanson ne cesse pas de s’arrêter, de produire des fins définitives mais jamais réalisées : et quand la fin véritable (je veux dire : physique) arrive, pleinement, délivrant toutes les fins en instance, la chanson accomplit son titre, son scandale, sa démesure. La catastrophe atteinte, la chanson s’écroule sur sa propre chute : ce n’est pas une image, c’est la fin de tout qu’on approche, de soi comme du temps, et l’un à l’autre confondu ; chanson dont la fin est précisément d’aborder cette confusion — ce qu’on éprouve quand de la fin du monde dépend littéralement une chanson. Fin qui se fixe comme nécessairement sur ce mot qui l’accomplit : holocaust.

Holocaust. Le mot charrie avec lui tant et tant de morts qui n’appartiennent en rien à la chanson, mais qu’elle recouvre de fait. Ce que la chanson ne dit pas, mais ne cesse pas de figurer, sous ce mot, c’est tout ce que ce terme a pu signifier, après la destruction des Juifs d’Europe planifiée et accomplie par l’Etat nazi. Quand on titre ainsi une chanson, c’est la désignation du massacre plus que le massacre en lui-même qui se trouve nommée. Les Juifs préfèrent Shoah au terme sacré et rituel d’Holocauste ; Shoah donc, la Catastrophe. Littéralement : la fin, dans la dramaturgie : le dénouement, la punition. On n’écoute pas cette chanson sans aller dans la fin de ce que la fin représente. Sa puissance étant d’en écrire un terme toujours plus fuyant qui rend la fin non seulement possible, mais davantage : éprouvée, et traversée.

Le scandale impérieux de la chanson, plus que dans ce mot, réside dans l’évacuation totale de ce que le mot évoque ; la catastrophe de l’histoire, la fin du monde et tout ce que l’événement a ensuite rendu impossible (un poème, a-t-on dit, fait injure à la vie en regard des morts d’Auschwitz). Des millions de morts, la géographie des camps, la tâche industrielle de tuer : non, ce n’est pas l’objet de la chanson. Dire la catastrophe serait d’une certaine manière la justifier, lui survivre la rendrait négligeable. Cette chanson s’affronte à parler non pas de l’Holocauste, mais de la fin, depuis elle, après elle — et dans l’élément de la chanson, avec ses armes, sa force.

On parle de quelqu’un qui se retrouve seul, sa mère est morte — et cela pourrait évoquer la Shoah ? Non, mais ce que la Shoah appelle, c’est le terme de l’histoire, c’est comment la douleur peut être celle de la vie, et de sa vie : comment le crime pourrait toucher l’humanité. La honte d’être un homme, dit Primo Levi : ce n’est pas celle des camps, c’est celle de la mort quand on est passé au-dessus d’elle. C’est celle du lendemain : il n’y a pas de différence de nature pour ce qui touche à la douleur, à la perte. La mise à mort du monde chaque fois qu’on assiste à la mort de ce qui à nos yeux justifie le monde : holocauste.

C’est une chanson qui s’adresse, tu n’arrives pas à te lever, tu n’arrives pas à dormir, tu croises ton regard dans le miroir et tu ne vois que l’abandon de ceux qui ne sont pas là. Dans l’adresse, on peut s’affronter à tout : ce peut être tout aussi bien un on, voire un je. Un vous ; inclusif, exclusif. Ce qu’on énonce pour l’autre, la langue est capable de l’endosser pour soi : toute chanson qui ne se pose pas cette question échoue à se faire. La deuxième personne (la personne seconde), est la seule qui dit toutes les autres parce qu’elle est projetée en dehors de soi, pour saisir objectivement l’autre, soi-même en retour. Ta mère est morte, ton visage ne ressemble plus à rien, tu es seul désormais. Holocaust, la chanson s’empare de ce mot, et des images et du sens qu’il contient, pour dire : tu es seul désormais, ta mère est morte, ton visage est ravagé — plutôt, tu es un visage ravagé (« you’re a wasted face ».) Superposer l’identité à l’apparence, dire la fin des contours du corps pour produire le sentiment premier qu’on éprouve à n’être qu’un visage, qu’un ravage. La chanson s’empare de sa propre catastrophe pour se construire et se jeter sur l’autre : se retourne sur nous, ultime adresse, éprouver cette fin, pour nous, littéralement : à notre endroit, et à notre place. Si cette chanson a un sens, ce serait celle-là : saisir pour nous la douleur d’une fin qu’on enjambe, et derrière laquelle on se tient.

S’il s’agissait d’un simple saut métaphorique, l’obscénité d’un emprunt rabaissé à décrire un sentiment, alors la chanson ne tiendrait pas ; mais quand la musique construit pour elle-même l’allégorie de la fin, dit autrement la même chose, la portée dépasse l’événement historique dont elle revêt le mot, simple signe qui trace direction plus loin. Rejoindre dans le geste de la chanson la douleur qu’on éprouve à la fin du monde quand il continue. Le texte, à peine chanté, psalmodié sur une même entêtante ligne mélodique, s’attache à décrire, simplement, l’apparence qu’elle trouve devant elle : sécheresse du vers qui établit l’état des lieux du corps — le premier dit déjà tout : « your eyes are almost dead » : le ‘presque mort’ ici encore avant toute chose ; mort qui donne la puissance, le projet ; et le mot ‘presque’ qui corrige, permet qu’on en parle, qu’on résiste à cette puissance. Toute la chanson ne fera que chercher ce qui dans le ‘presque’ empêche la mort, et ce qui est déjà mort dans le ‘presque’. L’impensable, vraiment.

Je reviens au début de la chanson — un commencement en forme d’épilogue, déjà : le piano très vite échoué sur la mélodie faiblement criée par la guitare : la contrebasse qui ne joue même pas le rôle qu’on attend d’elle, de soutien, de respiration, qui s’épuise elle aussi. Tout prend fin, jusqu’à ce que la voix s’appuie sur celle-ci pour commencer : coup de force impensable, littéralement ; que la chanson puisse occuper ce territoire-là et le nommer — après la fin, c’est pourtant là où la chanson débute, et va mener.

De combien de silence est fait le bruit, et quel part de bruit se remplit le silence au moment où il se défait, ce sont ces questions que le prélude de Holocaust pose à la musique, et balaie rapidement. Parce qu’il s’agit de composer avec le désastre, la chanson ne s’achèvera pas sur la défaite. On continue — et cette continuation est la plus grande douleur de la musique (une défaite qui n’a pas dit son dernier mot). Il nous vient plusieurs fois cette peur que la musique pourrait s’arrêter, une peur d’enfant, ou de mourant.

On écoute la chanson, on la réécoute : la seconde écoute a-t-elle appris de la première ? La troisième chargée des précédentes — pour quel gain ? La perte recommencée, la douleur d’être seul, désormais, encore : d’un toujours-déjà qui n’a pas de fin et reprend ; « You’re a holocaust » : tu es toi-même la fin de tout, et que je puisse le prononcer, il y aurait là comme le plus pur scandale, que je sois témoin de cette fin qui n’arrive pas, qui ne parvient pas à cesser. Et que je sois là pour l’écouter (et à plusieurs reprises), prendre charge de la catastrophe, du ravage, le porter sur trois minutes en moi pour le porter plus loin, en moi, pour le porter trois minutes après. « You’re a Holocaust » : là encore, l’identité qui s’impose : tu es un visage, tu es l’holocauste, toi-même la destruction et le produit de cette destruction. Toi-même et l’histoire et le sens de l’histoire : la fin, et ce vers quoi elle va. Se dire que la douleur que l’on porte est celle d’avoir survécu à la fin.

septembre 2009


Your eyes are almost dead

Can’t get out of bed

And you can’t sleep

You’re sitting down to dress
And you’re a mess

You look in the mirror

You look in your eyes

Say you realize

Everybody goes

Leaving those who fall behind
Everybody goes

As far as they can,
They don’t just care.

They stood on the stairs

Laughing at your errors

Your mother’s dead

She said, Don’t be afraid.
Your mother’s dead

You’re on your own

She’s in her bed
Everybody goes

Leaving those who fall behind
Everybody goes

As far as they can

They don’t just care

You’re a wasted face

You’re a sad-eyed lie
You’re a holocaust.