arnaud maïsetti | carnets

Accueil > À LA MUSIQUE | FOLK, SONG, ETC. > Bob Dylan | ain’t talkin’ (concert)

Bob Dylan | ain’t talkin’ (concert)

jeudi 9 avril 2009


Photo : Bob Dylan by Jerry Schatzberg.

De retour du concert de Bob Dylan, 
le 8 avril 2009, au Palais des Congrès.


B. Dylan, poser la voix

De là où l’on est, presque tout en haut mais en face, on ne verra de lui que sa silhouette. Sans doute est-ce aussi bien. Du visage qu’on dit sans âge, des mains, de la maigreur du corps – rien qu’une ombre qui se déplace (comme s’il glissait) avec autant de présence, d’intensité, de souplesse, que de simplicité. À la fin du concert, beaucoup de ceux qui étaient assis à côté de nous descendront plus bas, s’approcheront de la scène pour les dernières chansons. On restera ici, la silhouette de loin, à bout portant cependant.

À chaque chanson, ce sera la même chose – on met du temps à reconnaître, on se regarde et on essaie de retrouver : parfois, ce sera au refrain, ou à une ligne mélodique jouée en avant, ou simplement à un mot, qui fait revenir avec lui toute la chanson. Parfois, on ne la reconnaîtra pas jusqu’à la fin. Ce n’est pas ce qui compte, bien sûr. Mais quand soudain on retrouve, cette chanson qu’on a écoutée tant de fois et si simplement et évidemment là reprise, déplacée ; ce qu’on entend alors, c’est plus qu’une autre version : c’est une version qui prend en charge la totalité de celles qui l’ont précédée. Ainsi de la terrible « It’s alright, Ma (I’m only bleeding) », sa douleur lentement déconstruite, recomposée : non plus, dans le flot, poussée et étirée, mais comme retenue, contenue et finalement soutenue par les instruments, là où, dans l’enregistrement de 65, la scansion des mots appuyait la ligne jouée nerveusement à la guitare.

Ainsi, oui – ce dont tu m’avais déjà parlé, souvent, et qui m’avait intrigué : que c’est une autre manière de concevoir une chanson : et que ce qu’il fait, sur scène, c’est littéralement dénoncer l’idée même qu’il puisse y avoir une chanson originale, chanson en amont qu’il s’agirait de rejouer. Il n’y pas de chanson originale, parce qu’il n’y a pas d’origine. Ou alors, à la rigueur, seulement en avant – beyond the horizon. Ce qu’il fait, à chaque concert, c’est recomposer la chanson, c’est même la composer : on n’a pas à reconnaître ce qu’on a déjà entendu, puisque c’est autre chose qu’on entend. Ce qui rend la chose douloureuse – ce qu’on entend, on ne l’entendra plus, jamais. Ce qui rend la chose si joyeuse : ce qu’on entend, personne d’autre que nous, jamais, ne l’entendra.

Parce que finalement : quel sens cela a, de jouer plus de 40 ans après les avoir écrites, ces chansons ? Ouverture du concert par « The Wicked Messenger » (époque John Wesley Hardin, 68) : rien de semblable avec le chant haut, la mélodie travaillée sur mouvement ascendant et descendant, courbe qui tourne sur le chant folk dans sa tradition répétitive et scandée par une même pulsation à la basse. Ici, c’est d’entrée un son compact, assuré par deux guitaristes, un bassiste (exceptionnel), un batteur (efficace) et un violoniste. Ces musiciens qui l’entourent sont tous habillés de la même manière sobre, costume clair, chapeau ; cinq Mister Jones alignés sur la gauche, dessinant une ligne courbe, demi-cercle qu’il ferme à lui seul, derrière son clavier, à droite, de profil, ou, plus exactement, face à ses musiciens. Un son compact et cohérent, serré, rond, évident, pas vraiment en forme de mur dressé, plutôt construit pour faire entendre la manière dont la chanson se bâtit, peu à peu. On entend chaque instrument, clairement – et les échanges entre les musiciens : on entend l’échange, et on entend ce qui rend la musique essentielle : sa justesse sur tous les plans.

Quel sens alors, de les reprendre ? Se dire (se surprendre à penser cela sur la première chanson) : et si ces chansons avaient été écrites tout simplement pour être jouées maintenant ? Les jouer maintenant, ce soir, ce serait non pas justifier leur existence passée (comme le font les autres chanteurs) : mais au contraire donner une justification présente à leur création lointaine. Mots qui terminent la première chanson du set : 
« And he was told but these few words, / Which opened up his heart, / "If ye cannot bring good news, then don’t bring any." »

Dès la deuxième chanson, il s’avancera, et jouera de la guitare : bien sûr, simplement, et à peine – le reste du temps, il restera derrière le synthé, mais parfois, il jouera aussi de l’harmonica. Pour le moment, il joue « Lay, Lady, Lay », et, tu vois, il joue de la guitare. Ce n’est rien, et c’est sans doute largement symbolique. Mais dans l’arrangement très souple de la chanson, il joue souplement de la guitare – dès la deuxième chanson, en fait, cela pourrait s’arrêter, le corps s’était exposé, à la douleur, à la lourdeur de ce manche pour ces poignets. Et le corps avait une nouvelle fois passé par delà la chanson pour donner les paroles, avec justesse, précision, douleur, joie.

Il y a ce grand moment de la troisième chanson, peut-être le sommet du concert qui en comportera tant : « Things have Changed. » Je me tourne vers toi, j’essaie de te dire le poids de cette chanson qui m’accompagne ces derniers mois, et tu comprends sans doute, à mes gestes maladroits. Il y a la justesse de chaque mot, qui tombe sur la note juste, il y a la grande force de ce son qui se pose sur tout cela, sans l’écraser, mais qui le porte.

Sa voix : tout de suite, on le sait bien – il ne chantera pas. Non qu’il se refuse à chanter, mais c’est ainsi : la voix n’est plus capable de soutenir le chant. Ce qui reste cependant, de la voix dépouillée, de la voix qui serait sans hauteur (ou alors, avec une hauteur grave et une hauteur aigue, et quelques nuances mineures) – ce qui reste, c’est, peut-être, ce qu’on nommera ensemble, à la fin, le timbre. Un timbre plus vraiment tonal, mais si puissant qu’il lâche le mot comme on tire sur une corde d’une guitare, appuie sur le marteau d’un piano. Un timbre, oui, qui suffit à renouveler la chanson parce qu’il l’oblige à fouiller différemment la scansion du vers, les intonations et les accents qui apparaissent à nue désormais, et dont le timbre doit se réapproprier justesse et rapidité. Ce qui sonne alors, dans sa gorge, ce ne sont plus les notes, mais c’est, bien plus, le rapport de chaque mot à la phrase, et de chaque phrase à la phrase musicale qui l’entoure. Ce n’est pas qu’il parle, mais dans une distance qui l’éloigne autant du chant que de la parole : une position qui est désormais la sienne, ce mouvement qui le déporte vers ce qui au-delà du chant et de la parole donne finalement sens à la question : reprendre les vieilles chansons pour les emmener dans ce territoire où le chant n’est plus nécessaire. « Ain’t talkin’, just walkin’ »

Et ce qui se retrouve alors, étrangement, c’est ce qu’il avait abandonné dès les premiers albums et qui était pourtant des sommets : ces chansons parlées (« Talkin’ New York » ; « Bob Dylan’s Blues »...), comme délivrées sans mélodie. Détimbrée, la voix, par nécessité, déploie une scansion qui fait des chansons les plus mélodiques de véritables talking songs, seulement heurtées par le rythme modulé des accentuations, des accélérations. Voix décharnée, voix dépouillée, raclée, mais dans le creux de laquelle peut se fouiller au plus profond, au plus élémentaire ce qui fonde le chant – un balancement du corps vers ce qui le rend essentiel : cette hachure qui, en décomposant le mot, le renouvelle. Ce qu’on écoute – cette traversée même, par la brisée du corps, d’un phrasé mat.
Tu m’avais dit – il ne joue plus les chansons les plus emblématiques. Mais pourtant, il finira, après le rappel, par enchaîner « Like a rolling stone », « All along the Watchtower », et« Blowin’ in the wind ». Presque dans le même son à chaque fois (et au juste, c’est une même chanson de deux heures qu’on entend, tant la cohérence, l’enchaînement, rend l’ensemble si uni, si serré, si juste, accordé au premier la du premier son) – les mots de ces trois chansons posés par dessus cela, et comme dans le détachement : the answer, my friend.

Derrière le groupe, extrême raffinement des jeux de lumière – entre deux chansons, c’est noir complet sur scène, et les premières notes de la suivante qui s’amorcent dans le noir, depuis le noir : musique qui donne le signal de la lumière. Parfois, sur le grand mur derrière eux, ce sont des rayons de lumières qui semblent tisser de grands fils entrelacés, et je trouve l’image juste avec ce qui se tend, là : les relations entre les chansons écrites et rejouées, les fils qui ne sont pas généalogiques, mais, une nouvelle fois, qui se brisent les uns sur les autres. Et on se dit, peut-être (quand j’entends « Stuck Inside of Mobile with the Memphis Blues again », c’est plus évident encore) que ce sera la chanson écoutée sur scène qui va donner naissance aux écoutes futures de la chanson de 66. Parfois, le mur reste sombre derrière, et se dessinent en ombres chinoises les contours des musiciens, en immense. Images parfaites. Ombres portées (et dédoublées), de sa silhouette, sur la droite du mur, et en surimpression : silhouette dont l’ombre est sa propre ombre ; dont l’ombre sur le mur, haute de plus de cinq mètres, rend plus visible à mes yeux (de là où je suis placé) les contours du visage.

Quand on se lève, à la fin, on échange quelques mots tous les deux, on sait bien que c’est inutile. Les mots qu’on dira, et ce qui s’écrit ce soir. L’essentiel, c’était, à quelques dizaines de mètres de nous, ce qui s’est joué – on joue quelques chansons sur deux heures ; on joue toute une vie, et on ne sait pas vraiment si c’est la sienne, ou celles de ceux qui l’écoutent ; on joue quelques mots qui ont sans doute été urgents un peu plus de vingt ans avant ma naissance, et qui me sont assurément nécessaires, un peu plus de vingt ans après ma naissance. On joue ce qui ne se jouera plus. On joue une seule note tenue dans la gorge sur des centaines jouées sous les doigts. On joue les blessures, ce qui donne du prix au défaites, on raconte les solitudes qu’on a partagées, soixante ans durant – et combien la voix garde trace : vers où elle continue d’aller.
Tu me parles de ce concert auquel tu as assisté autrefois, en Irlande, et qui a été si décevant – et de ce soir, qui répond, et plus que cela même, aux promesses : qui justifie sans doute tout ce qu’on dépose à chaque écoute, à chaque chanson ; soir qui nous semble sans mesure. Ce qu’on est venu écouter est sans mesure. Ce qu’on est venu voir, ombres portées sur le mur par des nappes de musique, sens délivré sur scène par quelques mots, quelques vibrations de l’air, un secret dans une lettre qu’on adresserait à ce qui passe dans le temps à travers quelques chansons qui donnent à l’écriture sa part la plus précieuse : est sans mesure.


La set list du concert :
1. The Wicked Messenger 

2. Lay, Lady, Lay

3. Things Have Changed

4. When the Deal Goes Down

5. Til I Fell In Love With You

6. Stuck Inside Of Mobile With The Memphis Blues Again 

7. Sugar Baby

8. It’s Alright, Ma (I’m Only Bleeding)

9. The Lonesome Death Of Hattie Carroll 

10. Tweedle Dee & Tweedle Dum 

11. Beyond The Horizon

12. Highway 61 Revisited

13. The Times We’ve Known (by Charles Aznavour)

14. Thunder On The Mountain

15. Like A Rolling Stone

16. All Along The Watchtower

17. Spirit On The Water

18. Blowin’ In The Wind