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Ayutthaya & Sukhothai | Visages des ruines

Ou ce qu’il en reste

vendredi 10 janvier 2025


Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.

— Le sommaire
 #1. Bangkok, ville furieuse
 #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines


Poursuivre par le nord des cités perdues.


Remonter le cours du monde par l’est implique de remonter le temps, à l’envers. Ici, on célèbre le passage à l’an 2568 après le parinirvâna du Bouddha. C’est donc déjà le futur, avec sur Marseille cinq siècles et six heures d’avance : où qu’on l’envisage, l’avenir parait ressembler terriblement au présent serti d’éclats de passés sans âge et d’éternité immémoriale. Le bouddhisme semble imparable : puisqu’il se fonde sur la quête d’une sortie de la souffrance, il cherche par tous les moyens de s’arracher à cette vie, dans le désir insatiable d’échapper au désir. De là ces sourires intransigeants et ces regards arrogants dont les yeux mi-clos restent posés sur nous autres pauvres vivants au moment où le sage se fait la belle et nous laisse, souffrants de ne pas savoir comment cesser de souffrir. Puis, de ce côté de la vie où nous sommes, impossible de ne pas songer au malentendu du désir — et s’il n’était pas l’expression d’un manque, mais l’élan et la soif de désirer davantage pour trouver en soi le lieu de la vie ?



On en est là, des pensées, quand le train nous dépose à พระนครศรีอยุธยา, ancienne capitale flamboyante du royaume siamois : Phra Nakhon Si Ayutthaya fondée par Ramathibodi Ier au milieu du XIVe s. et nommé d’après l’Ayodhya, ville mythique du Rāmāyana. Deux cent ans plus tard, elle compta plus de 150 000 hommes, femmes, moines et guerriers. On franchit le Chao Phraya presque d’un bond, le nocher qui nous aide passe d’une rive à l’autre sans s’arrêter et il faut sauter du bateau en marche pour atteindre le quai. Soudain, on se retrouve entouré de ruines, silencieuses et sans visages. Les têtes ont été découpés consciencieusement par les Birmans après leur raid éclair de 1767 : en quelques jours, et moins de nuits, le royaume était perdu, les troupes du Siam en déroute et les palais éventrés. Des centaines de statues, il ne reste aucune tête. Les statues demeurent cependant, comme pour désigner, dans la spectaculaire répétition de ce qui manque, l’humiliation, et donner la soif des vengeances. Toutes les têtes sauf une. Tombée dans la poussière et relevée par un arbre : si, à la fin, c’est la jungle qui gagne, elle sera parée de nos croyances. On marche parmi les prangs effilés des temples comme s’ils existaient toujours. Il n’y a pourtant que des briques, des murs de latérite et du stuc érodé sur quoi le soleil finit par tomber.


Ayutthaya, celle qui Ne peut être conquise, et qui le fut donc.


On est ailleurs, on est après à chaque pas et chaque pas nous éloigne des ruines, de la lumière et de 1767. Il faut partir.

Et continuer de remonter vers le nord et le temps : Sukhothai. C’est l’aube cette fois : c’est le treizième siècle, c’est sur les cendres khmères le rêve de Ramkhambaeng de fonder le monde et de le faire ici même, et c’est avec le monde ce qu’on forge fatalement, l’écriture thaïe et le bouddhisme Theravada, comme si écriture, ville et foi procédaient d’un même geste rêvé. Les têtes reposent ici sur les épaules des statues, mais leurs regards sont ailleurs, vers Ayutthaya peut-être qui la vainquit deux siècles plus tard. Ainsi remonte le temps seul et sans effort.


Sukhothai, la Ville de l’Aube de la Joie, et qui n’est désormais livrée qu’aux arbres


Du nord vers un nord plus haut, et d’une ville à l’autre, et d’une fondation à une origine terrassée par une autre : le temps ne se donne à voir que comme un temple ruiné sur quoi quelques inscriptions illisibles témoignent que ceci a été fait pour ne jamais être oublié, jusqu’à ce qu’on oublie même qu’on ne devait pas oublier — et c’est déjà une autre gare, une autre ville, d’autres soleils qui tombent pour se lever ailleurs.