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Beyrouth, Liban | à travers la ville
de passage
samedi 16 décembre 2017
Beirut, trois jours pour des rencontres sur les combats de la culture à l’université Libanaise : le soir seulement, et le dernier matin, voir la ville, mais comme en passant, trop rapidement pour la comprendre – seulement saisir la violente énergie qui passe. Ici, personne ne marche, on prend la voiture. Souvenir de la guerre : les trottoirs, cibles trop faciles pour les snipers, étaient à éviter, alors on ne les prend plus. Et les routes qu’on a reconstruites en prenaient acte. Quand on marche, on est à l’équilibre entre les murs d’enceinte des bâtiments officiels et la route. Aux intersections, les checkpoints sont gardés par des gamins, épuisés d’ennui, l’arme en bandoulière. On passe. La ville porte encore les stigmates des affrontements d’il y a vingt ans. Certains bâtiments ont été laissés en l’état pour garder le souvenir ; d’autres ont simplement été abandonnés là ; d’autres encore ne peuvent être détruits sans détruire tout ce qui les entoure. On passe encore. On devine les séparations des quartiers, chiites, sunnites, chrétiens, aux carrefours décisifs des affrontements. Et au milieu, le marché dérégulé du pays et les immenses spéculations immobilières laissent d’autres cicatrices : des immeubles ultra-modernes (mais vides), des grues partout pour bâtir ce que personne ne pourra acheter, ou que possèderont ceux qui, dans leurs voitures de luxe qu’on aperçoit la nuit tombée, possèdent déjà le pays. On passe encore : le dimanche matin, on traversera la ville en voiture, des quartiers reconstruits aux portes des camps palestiniens : et de la corniche au centre nouveau qui pourrait être celui de Bordeaux, de Rennes, d’une ville moyenne d’Amérique du Nord ou du Proche Orient. La mondialisation n’efface pas les visages pourtant : la couleur du ciel non plus. Et l’énergie d’une ville qui est sur la brèche du monde où s’amassent l’histoire récente, les déchirures passées, et à venir. On n’a fait que passer : se promettre d’y revenir.
Jeudi Soir.
La ville est entourée de collines qui sont encore la ville, à perte de vue : des collines-dortoirs où vivent ceux qui travaillent ici, et qui le matin et le soir sont la circulation arrêtée dans les grandes artères — de toute manière, les seules règles de conduite sont celles qui disent que le premier arrivé ne sera pas le dernier. D’ici jusqu’à la neige, Beyrouth est partout.
Aux carrefours : des mosquées, des églises — de toutes sortes, de toute confession. Et parfois : des mosquées qui sont des églises, qui sont des mosquées.
La maison jaune : à l’intersection des quartiers chrétiens et musulmans, nœud d’une ville autour duquel la ville elle-même s’enroulait : nœud coulant qui l’étranglait. Aujourd’hui centre d’art ; mais pour le souvenir, on a gardé la façade intacte.
Vendredi Matin
L’université libanaise est aussi un centre : un vide. Pendant la guerre, le bâtiment est la suture des quartiers. Alors c’est ici que le Parlement se retrouve : les chrétiens depuis les quartiers chrétiens, les musulmans depuis les quartiers musulmans : personne ne traverse le territoire de l’autre ; ici, les façades sont les mêmes qu’autrefois. À deux pas, l’ambassade de France ; à trois pas, la « Sécurité intérieure » — partout désormais, des forces visibles, les armes bien en vue. Et sur les bords de la route, des fleurs en plein hiver.
Vendredi Soir
On passe dans les quartiers en marchant, ceux que pendant la guerre on traversait en courant pour éviter les snipers, ou en voiture sans freiner : habitude gardée ici sur une artère près du siège des grands quotidiens. Sur les façades, le portrait des chefs aimés ; autour, les statues de journalistes assassinés. Je ne prendrai que cette image ; et je regarderai.
Samedi
L’Institut Allemand d’Études Orientales est un centre germanique d’études ; c’est là qu’on est accueilli. Sur les murs de la chambre, des instructions en arabe, en allemand, en anglais. Dans le hall, un sapin de Noël (dehors, c’est la douceur de l’automne pourtant) dans un décor de bibliothèque arabe, de salon de thé du Moyen-Orient. Et les jardins qui s’élancent dans les immeubles ressemblent à ceux d’Asie, l’ocre de la terre sèche, les toitures de pagodes où lire, les arbres immensément haut dans le ciel de brume.
On construit la ville sur la ville détruite, sans prendre la peine même de remplacer les ruines. Au carrefour, toujours la silhouette d’un minaret qui est notre point de repère ici ;
ou alors une tour (en ruine) qui servait d’endroit stratégique pour le contrôle du quartier : du haut de la tour Muur (tout à droite, sur la première image, derrière l’immeuble « moderne »… – en face, sur la seconde), on peut balayer tout l’horizon des yeux, et des armes. Son histoire est fascinante : comme son allure, dans le jour et la nuit.
Dimanche. Le matin, on traversera la ville en voiture : depuis le centre-ville jusqu’à la corniche qu’on longera jusqu’au bout. Sur Raouché (l’île aux pigeons), on dit qu’on s’y suicide : mais comment y accéder ? Trois hommes y étaient alors, qui tâchaient d’étendre un drapeau palestinien. On est sur la faille fragile du monde, un sismographe qui enregistre ici les secousses et les éprouve dans sa chair comme autant de blessures, de colères. Un bateau propose aux touristes de faire le tour de la grotte. Sur ces failles, personne n’oublie non plus de profiter du jour, de la mer et des autres. Peut-être aussi parce qu’ici, on sait que chaque jour est précieux, qu’on danse sur une falaise prête à se rompre, et que pour cela, il faut danser plus fort encore, plus joyeusement, plus terriblement.
Dans la ville, la ville se succède elle-même ; mille villes se remplacent à chaque carrefour : des pays, des régions, des croyances, des identités qui s’inventent. Et comme des traits d’union, à intervalles irréguliers, les façades ruinées par le temps et les combats, que personne ne semble plus voir.
Parfois, sur les grandes artères, les portraits des chefs, au sourire bienveillant. Le premier jour, le chauffeur de taxi (celui qui avait vécu presque dix ans à Vitry-sur-Seine (ce nom de Vitry-sur-Seine entendu dans un taxi de Beyrouth), il faisait « la boulangerie pour tous les restaurants libanais de Paris ») nous avait lâché, en pointant du doigt le palais majestueux du Premier ministre : « Maison du Premier des voleurs », avec rage.
Devant les façades des bâtiments officiels, d’immenses plots de ciment aux couleurs du pays : quand un drapeau devient le signe des barrières dressées contre les voitures piégées.
La couleur du ciel était étrange ce soir-là (le soir tombe à quatre heures) : comme un sfumato italien à la porte de l’Orient. Et la ville d’en haut ne ressemblait pas à celle d’en bas : plutôt à cela qui dort, et dont on devine, sans l’oser vraiment, les rêves, les désirs, les colères et les beautés.