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España #2 | Barcelona [2]

jusqu’à l’épuisement

lundi 24 novembre 2014


Dans Barcelona — deuxième jour —, octobre : remonter ensuite vers la ville, ce qu’on voit d’elle d’en bas, les rues qui s’enfoncent dans d’autres rues à l’horizon, larges, et parfois qui bifurquent jusqu’à ce que — du ciel, on ne voit rien ; et qu’il faut se pencher sur nos ombres pour voir qu’une ombre plus grande les attire et les avale et les enfouisse quelque part où Barcelone n’est plus que cela, un dedans ouvert comme au dehors, avec des morceaux de vent qui entre par la lumière que l’homme a fait sur dieu, pour qu’il vienne se déposer sur sa peau par milliers d’éclats : maintenant, il ne se dépose que sur du sol, nous, on lève la tête pour imaginer toute cette solitude, dans le bruit des appareils photos et des foules qui murmurent très fort, et le bruit lointain des grues, d’un chantier qu’on imagine à des kilomètres, alors que le ballet des monte-charges est là, juste au-dessus de nos têtes, entre nous et le ciel des cadavres de dieu ; il suffit de lever la tête

et d’en bas où nous sommes, que nous marchons jusqu’à l’épuisement, cherchant de l’eau sans étancher aucune soif, ou que nous restions là, dans l’ombre soudain d’une maison plus haute, nous ne sommes jamais plus haut que nous, à hauteur d’épaules de visages d’autres que nous marchant, restant là aussi, et regardant, parfois, à travers toute cette ville horizontale, la pierre, les courbes de Gaudi, les rêves de Gaudi, les délires de Gaudi, les milles vies que Gaudi a inventées pour peupler sa solitude — sur un des murs d’un des musées, ils ont posé une photographie de Gaudi vieillard (il n’était pas si vieux), les yeux quelque part dans sa propre peur de dieu, ou de la mort, ou de cette vie qui n’était celle ni de dieu ni des hommes, mais qui avait été faite pour qu’il expie, lui, les fautes qu’avait commis sa jeunesse : et ça avait pris la forme d’une forme impossible, une église qui devait recevoir toute sa vie et celle des autres et celle que dieu a infligé à tous : charge au siècle après lui de n’en rien comprendre, et de poursuivre ce rêve, cette ombre, cette tâche de vivants de bâtir pour dieu ce qui revient aux hommes : une ville à l’échelle d’une église qui ne sera jamais plus haute que les grues qui servent à l’élever : ou à le jeter sur le sol ? Son visage à lui, je m’en souviens : il ne ressemblait pas du tout à celui d’un dieu, ou d’un homme : il ressemblait à tout le contraire de ce que peut ressembler le visage d’un dieu, ou d’un homme — sur lui était penché le regard de tous les dieux, et de tous les hommes ; et c’est ce qu’il avait bâti, finalement, dans ses plans, jetés comme des dessins d’enfants : oui, on comprend ici, que c’est ce qu’il cherchait à bâtir : ce regard-là, et lui-dessous ; lui, pendant toute la vie des autres hommes après lui ne serait qu’un mort, qu’un mort qui aura été vivant : seulement cela — alors c’est pour cette raison qu’il a confié à tous les autres hommes après sa mort le soin d’occuper cette place sur terre, sous ce regard, cette place que lui Gaudi ne pouvait plus tenir : endosser la charge de ce regard là, sur Barcelone, ici

alors on prendrait de la hauteur et de la distance, et on trouverait l’endroit le plus éloigné de ce regard, à mi-distance de la mer et du ciel, on trouverait ce lieu immense — mais si bien balisé qu’on le fuirait aussi rapidement : même si au passage, on lui volerait une image ; sur l’image on n’entendra pas le type en bas du talus qui chante sans parole, une langue étranglé dans un anglais d’espagnol, hurlant du matin au soir des notes cassées dans sa voix, agitant entre ses mains incapables de jouer une guitare encore plus désaccordée que lui, un chapeau sur le sol, quelques pièces que certains lui jettent comme pour le supplier d’arrêter de chanter, lui continue tant que la lumière continue aussi, il n’y a pas de raison,

de l’autre côté de soi, quelque chose continue aussi, est-ce que c’est la ville, est-ce que c’est le chantier de la Sagrada Familia, est-ce que c’est le rêve délirant de Gaudi, est-ce que c’est la folie d’un vieillard léguée en testament illisible qu’on déchiffre depuis sa mort — si on n’y comprend rien, ce n’est pourtant pas parce que c’est écrit dans une langue morte, mais parce qu’on a les yeux crevés ; d’ici, on le voit bien, on le voit parfaitement bien.