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Annie Ernaux | « Je n’invente pas, je retrouve »

Entretien en 2008

mercredi 12 octobre 2022


Dans le flot d’insultes et de mépris lu ces jours — on sait d’où il vient, et pourtant il blesse —, relire simplement et rageusement les livres, reprendre quelques notes perdues, se promettre de les mettre à plat (plus tard). Mais quand même, ce flot monte et continue de blesser. Je retrouve presque par hasard cet entretien avec Laurent Borderie, paru en 2008, à l’occasion de la parution des Années, dans le supplément littéraire du quotidien Libanais L’Orient Le Jour. Je le dépose ici. Il dit tant, en si peu de mots, avec l’élégance, la franchise, la dureté aussi qu’on trouve dans les livre. Ceci donc, comme un signe de reconnaissance.


L’écrivain historien de son époque est une tradition très française héritée de Montaigne et poursuivie par Rousseau, Voltaire, et de nombreux contemporains. Vous êtes-vous inspirée de l’auteur des Essais ?

J’ai l’impression d’être l’héritière d’une forte tradition classique qui m’a nourrie. Comme Montaigne, « je ne parle pas sage », j’ai essayé dans ce livre de faire sentir le passage des années sur la terre à tous les lecteurs. Pourtant, comme dans tous mes livres, je m’inscris toujours dans un fort désir de rupture avec mes devanciers, ce livre m’a demandé du temps, beaucoup de temps, surtout pour la forme, pour cela, je n’avais aucun modèle.

Comment a germé l’idée ce livre ?

L’idée de ce livre répond à un désir nourri depuis 1985. J’avais envie d’écrire sur toute une vie. L’accumulation des choses et des événements ne fait pas le livre. Le choix de la voix a été long, je me demandais si j’allais utiliser « elle » ou « je » pour évoquer le personnage évoqué sur les photographies. Dix ans plus tard, j’ai eu l’idée d’utiliser une forme polyphonique comme celle qui ponctue les repas familiaux qui sont les articulations du livre. Dans le milieu populaire dont je suis issue, de très nombreuses voix ont traversé mon enfance. Les clients de la boutique de mes parents, mais aussi la famille. C’est ainsi que l’écriture de « on », « il », « elle », « nous » s’est imposée. Cette forme m’a portée et m’a permis une forme de distanciation. J’ai même failli écrire que le « je » m’avait abandonnée, mais dans l’énonciation collective, le « je » n’est plus possible, il oblige le lecteur à se dire « c’est moi ». Cette écriture, cette forme, permettent aux lecteurs de réécrire leur propre vie et de créer une fusion. « Elle », c’est celle des photos, une vision féminine ; pour « on » ou « nous », c’est différent, c’est une forme qui permet d’entrer dans le temps, de ne pas être perdu dans l’instant présent.

Avez-vous relu vos journaux intimes, pris des notes, tout au long de votre vie ?

Le journal intime me permet de confier des moments forts, mais n’est pas un exercice quotidien auquel je me soumets. En revanche, je prends des notes, elles ont une grande importance pour moi ; ce sont ces notes et ma mémoire qui m’ont permis de construire ce livre. Pour les photographies, elles ont été choisies au fur et à mesure. Jusqu’à l’âge de 25-30, le choix est retreint, j’ai même évoqué un film de famille, un support mouvant qui permet de conserver la vie, qui ne la fige pas.

« Elle s’évanouiront toutes d’un seul coup, comme l’ont fait les millions d’images qui étaient derrière les fronts de nos grands-parents morts il y a un demi-siècle, des parents morts aussi », écrivez-vous. Est-ce pour retenir le temps que vous avez écrit ce livre, pour lutter contre celui qui peut tout effacer ?

Le Temps est une donnée fondamentale de notre être. C’est notre grande question avec l’Espace. Le Temps nous porte, nous traverse, nous sommes faits de Temps, il est écrit dans notre corps. Vieillir permet de perdre la notion de son âge, le Temps est extérieur, il fait notre visage. Mais nous conservons notre mémoire et c’est très étonnant, toujours, de faire défiler les choses, les grands moments de sa vie. Le Temps c’est nous, il nous est donné pour que nous puissions faire, il faut faire quelque chose du Temps.

D’aucuns qualifient ce livre d’autobiographie universelle ou impersonnelle. Qu’en pensez-vous ?

Je sais seulement que je devais le faire. Lorsque j’étais enfant, à table, j’entendais les récits du temps qui me précédait. C’est quelque chose qui est proche de l’épopée au sens strict. Mais c’est aussi un travail politique. Je me fonde sur une mémoire qui s’enracine sur les dominés, la mémoire des obscurs. Je me suis toujours sentie proche de la pensée de Pierre Bourdieu, elle a été une véritable révélation pour moi. Son travail sur la mémoire des humbles m’a permis de me situer, de décrypter une part refusée de ma propre histoire. Nous sommes passés de cette grande espérance, de cet ascenseur social, dont je suis le fruit, à la grande inquiétude des années 70-80, lorsque l’éducation des enfants est devenue une priorité. Beaucoup de lecteurs peuvent se reconnaître dans Les Années parce que j’ai voulu saisir l’histoire d’une fille, moi, devenue femme dans le temps, dans sa génération, dans l’histoire.

Comment qualifiez-vous votre œuvre ? Peut-on parler d’autofiction ?

Je n’ai pas de qualificatif global. L’écriture est un moyen de rechercher la réalité derrière l’apparence du langage, des rapports sociaux, des sentiments. On m’a jeté Passion simple à la figure parce que l’on n’admettait pas que je puisse écrire une soumission passionnée, pourtant j’ai été toutes ces femmes que j’ai écrites. Je mets à plat, c’est un moyen de dévoilement qui permet d’atteindre quelque chose que je ne connais pas. Ne nous soucions pas de définir. Lorsque Rousseau a écrit les Confessions, le mot autobiographie n’existait pas encore. Les textes des surréalistes n’ont pas de nom. Ceux de Georges Perec non plus, ils sont difficilement qualifiables. C’est un ensemble qui échappe définitivement à la classification.

La fiction ne vous intéresse pas ?

Je ne croirais pas à ce que j’écris, je suis incapable d’invention au strict sens du mot. Je n’invente pas, je retrouve, le fictionnel me semble étrange, il n’entre pas dans mes projets. J’ai rompu avec toute idée de modification avec le roman La Place. Dans mes premiers livres, j’utilisais des faux prénoms, mais lorsqu’il s’est agi de parler de la vie de mon père, je n’ai pas pu adopter l’idée de cette trahison finale. Lorsque j’écris, j’ai besoin de fusion. J’ai fusionné avec la langue de mes parents, avec leurs mots. C’est ce que j’ai continué avec Les Années. J’ai besoin de cette fusion pour écrire, de matériel, et ce matériel, je ne le trouve que dans la vie, dans ma vie.

Nous allons célébrer les 40 ans de Mai 1968. Où étiez-vous à ce moment-là ? Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette époque ?

C’était ma première année d’enseignement. Pour moi, cela correspondait à quelque chose d’extraordinaire, je reproduisais ce que j’avais reçu avec toutes les difficultés que j’avais dû supporter lorsque j’étais moi-même élève. Et d’un seul coup, quelque chose s’est déchiré. J’ai écrit : « C’était la première année du monde », tout a été soumis à un questionnement. Tout le monde avait la possibilité de parler, de dire n’importe quoi, de se montrer. Pour moi, Mai 68 évoque la représentation de la voix et du corps. À la télévision, des gens ordinaires apparaissaient pour la première fois.

D’où vous vient ce désir impulsif d’écrire ?

Je ne sais pas. Le désir d’écrire m’est apparu dans ma vingtième année comme la chose à faire absolument. Le même année, j’entrais en faculté, je voulais être le plus près possible de la littérature. J’étais malheureuse, je luttais contre cette étrangeté. J’ai écrit un premier roman à 22 ans et n’ai été publiée que 10 ans plus tard. J’avais pensé que je n’écrirais pas, je me suis masquée durant ces dix années en préparant une thèse sur Marivaux. J’écrivais dans le secret, personne ne le savait, pas même mon mari. Puis j’ai avoué, ma mère n’a eu aucune réaction, elle a lu le livre, elle n’a rien dit. La littérature était au-dessus de tout pour elle, sa fille avait écrit un livre, c’était merveilleux. Écrire pour moi est une donnée de l’être, c’est de là que j’écris. De là que provient mon regard. Ma place n’est nulle part, écrire est une croyance et je n’ai pas d’autre lieu que celui-là.