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Blaise Cendrars | J’ai tué

d’un 11 novembre l’autre

vendredi 11 novembre 2022


Nous sommes donc de nouveau le 11 novembre. J’ai relu les pages terribles de Céline recouvertes par son grand rire affreux, la cruauté abjecte d’où il ne reviendra pas ; le cadavre de Céline repose quelque part dans la Somme, ce qu’il en reste d’où sortira l’œuvre ensuite, pourrissante comme un membre arraché, l’œuvre de malheur et de malédiction est sortie des tranchées faute de mieux. Je dépose plutôt alors quelques pages de Cendrars. C’était le 28 septembre en Champagne ; la veille, Rémy de Gourmont, son maître, est tué. Ce matin, il se trouve piégé avec ses hommes dans une grange décharnée. C’est là, devant la ferme de Navarin [1], qu’il est fauché par une rafale de mirtrailleuse ; on le laisse pour mort et peut-être l’est-il. On finit par le ramasser. Le bras au bout de son corps est perdu, on le lui arrache. C’était le bras droit, celui qui a écrit La Prose du Transsibérien et tant d’autres merveilles qui meurent aussi avec le bras. L’œuvre de Cendrars qui commence ici s’écrira du bras gauche — essayez, vous, de prendre le premier stylo venu et de former des phrases avec votre autre bras, vous verrez : les mots devant vous s’aligneraient comme d’un étranger et toujours en retard sur la pensée. Cendrars, prince de la vitesse, arrachera ses textes comme on lui a pris son bras. Tout ce qui suit, qui est gigantesque et digne, est arraché là. Soit donc, par exemple, ceci : c’est l’autre versant du somptueux et insensé La Main coupée (cette fin tramée dans le livre de Job), c’est J’ai tué. J’en dépose le texte intégral ici, récit sans doute composé d’une haleine et qu’on lit de même : un seul paragraphe pour un seul assaut furieux où aboutit pour se réaliser « la richesse d’un siècle de travail intensif. L’expérience de plusieurs civilisations ». L’Histoire toute entière tournée vers ce moment où Cendrars est forcé de tuer. Chaque 11 novembre, je remonterai ce texte en haut des carnets. Et qu’il ne s’agit pas de se souvenir de ce pour quoi on a combattu de part et d’autre (pour rien), mais d’observer, à hauteur d’hommes, à travers la boue et le soir, le regard terrorisé de celui qu’on va tuer, y lire le sien propre, et tous les autres : qu’il n’y a aucune gloire à cela et qu’il y a même le contraire de la gloire. Mais qu’il y aurait tout ce qui arrache davantage qu’un bras à un homme : toute l’humanité à chacun d’entre nous. « J’ai le sens des réalités, moi, poète », écrit-il dans les dernières lignes, jetant une dernière pelleté de terre sur ses vers désormais anciens : lui, le poète qu’on disait moderne, peintre du réel, sait bien maintenant ce qu’il en est de la seule réalité véritable dans laquelle on l’a jeté avec un poignard au bout du fusil. Ce 11 novembre, des pensées vers Cendrars et l’homme qu’il tua au fond de cette tranchée de malheur où repose la réalité.


J’ai tué

Ils viennent. De tous les horizons. Jour et nuit. Mille mains déversent des hommes et du matériel. Le soir, nous traversons une ville déserte. Dans cette ville, il y a un grand hôtel moderne, haut et carré. C’est le G.Q.C. Des automobiles à fanion, des caisses d’emballage, une chaise-balançoire de bazar. Des jeunes gens très distingués, en tenue impeccable de chauffeur, causent et fument. Un roman jaune’ sur le trottoir, une cuvette et une bouteille d’eau de Cologne. Derrière l’hôtel, il y a une petite villa enfouie sous les arbres. On n’en voit pas bien la façade. Une tache blanche. La route passe devant la grille, tourne et longe le mur du parc. On marche soudain sur une profonde litière de paille fraîche qui absorbe le bruit traînard des milliers et des milliers de godillots qui viennent. On n’entend que le frôlement des bras balancés en cadence, le cliquetis d’une baïonnette, d’une gourmette ou le heurt mat d’un bidon. Respiration d’un million d’hommes. Pulsation sourde. Involontairement, chacun se redresse et regarde la maison, la petite maison du généralissime. Une lumière filtre entre les volets disjoints, et dans cette lumière passe et repasse une ombre amorphe. C’est LUI. Ayez pitié des insomnies du Grand Chef Responsable qui brandit la table des logarithmes comme une machine à prières. Un calcul de probabilités l’assomme sur place. Silence. Il pleut. Au bout du mur, la paille cesse. L’on tombe et repatauge dans la boue. C’est la nuit noire. Les chants de marche reprennent de plus belle.

Catherine a des pieds d’ cochon Les chevilles mal faites
Les genoux cagneux
Le crac moisi
Les seins pourris

Voici les routes historiques qui montent au front.

À nous les gonzesses
Qu’on du poil aux fesses
On les reverra
Quand la classe (bis)
On les reverra
Quand la classe reviendra

***

Soldat, fais ton fourbi
Pas vu, pas pris
Mes vieux roustis !
Encore un bicot d’enculé
Dans la cagna de l’adjudant

***

Père Grognon
Descends ton pantalon
Tiens, voilà du boudin (ter)
Pour les Alsaciens, les Suisses et les Lorrains

***

Pan, pan l’Arbi
Les chacals sont par ici

***

C’était par un soir de printemps
Dans l’extrême sud une colonne en marche

***

V’la l’Bat d’Af’ qui passe
Qui passe et repasse
Sauf les Tonkinois
Qui vont s’ la tirer dans trois mois

***

Les camions ronflent. À gauche, à droite, tout bouge lourdement, pesamment. Tout s’avance par à-coups, par saccades, dans la même direction. Des colonnes, des masses s’ébranlent. Tout le tremblement. Cela sent le cul de cheval enflammé, la motosacoche, le phénol et l’anis. On croirait avoir avalé une gomme tant l’air est lourd, la nuit irrespirable, les champs empestés. L’haleine du père Pinard empoisonne la nature. Vive l’aramon dans le ventre qui brûle comme une médaille vermeille ! Soudain un avion s’envole fans une grande pétarade. Les nuages l’avalent. La lune roule par-derrière. Et les peupliers de la route nationale tournent comme les rayons d’une roue vertigineuse. Les collines dégringolent. La nuit cède sous cette poussée. Le rideau se déchire. Tout pète, craque, tonne, tout à la fois. Embrasement général. Mille éclatements. Des feux, des brasiers, des explosions. C’est l’avalanche des canons. Le roulement. Les barrages. Le pilon. Sur la lueur des départs se profilent éperdus des hommes obliques, l’index d’un écriteau, un cheval fou. Battement d’une paupière. Clin d’œil au magnésium. Instantané rapide. Tout disparaît. On a vu la mer phosphorescente des tranchées, et des trous noirs. Nous nous entassons dans les parallèles de départ, fous, creux, hagards, mouillés, éreintés et vannés. Longues heures d’attente. On grelotte sous les obus. Longues heures de pluie. Petit froid. Petit-gris. Enfin l’aube en chair de poule. Campagnes dévastées. Herbes gelées. Terres mortes. Cailloux, souffreteux. Barbelés crucifères. L’attente s’éternise. Nous sommes sous la voûte des obus. On entend les gros pépères entrer en gare. Il y a des locomotives dans l’air, des trains invisibles, des télescopages, des tamponnements. On compte le coup double des rimailhos. L’ahanement du 240. La grosse caisse du 120 long. La toupie ronflante du 155. Le miaulement fou du 75. Une arche s’ouvre sur nos têtes. Les sons en sortent par couple, mâle et femelle. Grincements. Chuintements. Ululements. Hennissements. Cela tousse, crache, barrit, hurle, crie et se lamente. Chimères d’acier et mastodontes en rut. Bouche apocalyptique, poche ouverte, d’où plongent des mots inarticulés, énormes comme des baleines soûles. Cela s’enchaîne, forme des phrases, prend une signification, redouble d’intensité. Cela se précise. On perçoit un rythme ternaire particulier, une cadence propre, comme un accent humain. À la longue, ce bruit terrifiant ne fait pas plus d’effet que le bruit d’une fontaine. On pense à un jet d’eau, à un jet d’eau cosmique, tant il est régulier, ordonné, continu, mathématique. Musique des sphères. Respiration du monde. Je vois nettement un plein corsage de femme qu’une émotion agite doucement. Cela monte et descend. C’est rond. Puissant. Je songe à « La Géante » de Baudelaire [2]. Sifflet d’argent. Le colonel s’élance les bras ouverts. C’est l’heure H. On part à l’attaque la cigarette aux lèvres. Aussitôt les mitrailleuses allemandes tictaquent. Les moulins à café tournent. Les balles crépitent. On avance en levant l’épaule gauche, l’omoplate tordue sur le visage, tout le corps désossé pour arriver à se faire un bouclier de soi-même. On a de la fièvre plein les tempes et de l’angoisse partout. On est crispé. Mais on marche quand même, bien aligné et avec calme. Il n’y a plus de chef galonné. On suit instinctivement celui qui a toujours montré le plus de sang-froid, souvent un obscur homme de troupe. Il n’y a plus de bluff. Il y a bien encore quelques braillards qui se font tuer en criant : « Vive la France ! » ou « C’est pour ma femme ! ». Généralement, c’est le plus taciturne qui commande et qui est en tête, suivi de quelques hystériques. Voilà le groupe qui stimule les autres. Le fanfaron se fait petit. L’âne brait. Le lâche se cache. Le faible tombe sur les genoux. Le voleur vous abandonne. Il y en a qui escomptent d’avance des porte-monnaie. Le froussard se carapate dans un trou. Il y en a qui font le mort. Et il g a toute la bande des pauvres bougres qui se font bravement tuer sans savoir comment ni pourquoi. Et il en tombe ! Maintenant les grenades éclatent comme dans une eau profonde. On est entouré de flammes et de fumées. Et c’est une peur insensée qui vous culbute dans la tranchée allemande. Après un vague brouhaha, on se reconnaît. On organise la position conquise. Les fusils partent tout seuls. On est tout à coup là, parmi les morts et les blessés. Pas de répit. « En avant ! En avant ! » On ne sait pas d’où vient l’ordre. Et l’on repart en abandonnant le sac. Maintenant on marche dans de l’herbe haute. On voit des canons démolis, des fougasses renversées, des obus semés dans les champs. Des mitrailleuses vous tirent dans le dos. Il y a des Allemands partout. Il faut traverser des feux de barrage. De gros noirs autrichiens qui écrabouillent une section entière. Des membres volent en l’air. Je reçois du sang plein le visage. On entend des cris déchirants. On saute les tranchées abandonnées. On voit des grappes de cadavres, ignobles comme les paquets des chiffonniers ; des trous d’obus, remplis jusqu’au bord comme des poubelles ; des terrines pleines de choses sans nom, du jus, de la viande, des vêtements et de la fiente. Puis, dans les coins, derrière les buissons, dans un chemin creux, il y a les morts ridicules, figés comme des momies, qui font leur petit Pompéi. Les avions volent si bas qu’ils vous font baisser la tête. Il y a là-bas un village à enlever. C’est un gros morceau. Le renfort arrive. Le bombardement reprend. Torpilles à ailettes, crapouillots. Une demi-heure, et nous nous élançons. Nous arrivons à vingt-six sur la position. Prestigieux, décor de maisons croulantes et de barricades éventrées. Il faut nettoyer ça. Je revendique alors l’honneur de toucher un couteau à cran. On en distribue une dizaine et quelques grosses bombes à la mélinite. Me voici l’eustache à la main. C’est à ça qu’aboutit toute cette immense machine de guerre. Des femmes se crèvent dans les usines. Un peuple d’ouvriers trime à outrance au fond des mines. Des savants, des inventeurs s’ingénient. La merveilleuse avidité humaine est prise à tribut. La richesse d’un siècle de travail intensif. L’expérience de plusieurs civilisations. Sur toute la surface de la terre on ne travaille que pour moi. Les minerais viennent du Chili, les conserves d’Australie, les cuirs d’Afrique. L’Amérique nous envoie des machines-outils, la Chine de la main-d’œuvre. Le cheval de la roulante est né dans les pampas de l’Argentine. Je fume un tabac arabe. J’ai dans ma musette du chocolat de Batavia. Des mains d’hommes et des mains de femmes ont fabriqué tout ce que je porte sur moi. Toutes les races, tous les climats, toutes les croyances y ont collaboré. Les plus anciennes traditions et les procédés les plus modernes. On a bouleversé les entrailles du globe et les mœurs ; on a exploité des régions encore vierges et appris un métier inexorable à des êtres inoffensifs. Des pays entiers ont été transformés en un seul jour. L’eau, l’air, le feu, l’électricité, la radiographie, l’acoustique, la balistique, les mathématiques, la métallurgie, la mode, les arts, les superstitions, la lampe, les voyages, la table, la famille, l’histoire universelle sont cet uniforme que je porte. Des paquebots franchissent les océans. Les sous-marins plongent. Les trains roulent. Des files de camions trépident. Des usines explosent. La foule des grandes villes se rue au ciné et s’arrache les journaux. Au fond des campagnes les paysans sèment et récoltent. Des âmes prient. Des chirurgiens opèrent. Des financiers s’enrichissent. Des marraines écrivent des lettres. Mille millions d’individus m’ont consacré toute leur activité d’un jour, leur force, leur talent, leur science, leur intelligence, leurs habitudes, leurs sentiments, leur cour. Et voilà qu’aujourd’hui j’ai le couteau à la main. L’eustache de Bonnot. « Vive l’humanité ! » Je palpe une froide vérité sommé d’une lame tranchante. J’ai raison. Mon jeune passé sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandes prêt à bondir dans la réalité. J’ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle. Je vais braver l’homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre.

Nice, 3 fevrier 1918.


[1La ferme de Navarin, c’est le titre du récit impressionnant de Gisèle Bienne, paru en 2008.

[2Du temps que la Nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux,
J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante,
Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.

J’eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme
Et grandir librement dans ses terribles jeux ;
Deviner si son cœur couve une sombre flamme
Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux ;

Parcourir à loisir ses magnifiques formes ;
Ramper sur le versant de ses genoux énormes,
Et parfois en été, quand les soleils malsains,

Lasse, la font s’étendre à travers la campagne,
Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins,
Comme un hameau paisible au pied d’une montagne..