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Henri Michaux | « L’Étang »

Lui demeure

jeudi 23 avril 2020

Propre de ces mois : les textes importants se révèlent tels, ce sont qui déchirent la vérité de ces jours. Soulevés par ces textes, ils apparaissent dans leur vérité cruelle, nue, dépouillé de cet apparat rationnel que la réalité tente désespérément de les affubler. Par exemple, ce poème d’Henri Michaux, qu’il ne publia jamais, mais conserva, sans explication — geste d’autant plus troublant qu’on sait qu’il massacra consciencieusement nombre de poèmes (il possédait en bonne place sur son bureau un hachoir qui détruisaient toutes ces pages une fois dactylographiées, et publiées ; voire considérées comme nul et non avenues.).

Peut-être ce poème, L’Étang, composé en 1922 et sitôt rangé — et étrangement jamais détruit — attendait ces jours-là ? Non, ce poème n’attendait pas, n’attend rien, il vivait sa vie de poème inconnu, sans jamais rien demander à personne, et surtout pas à cette époque, miroitée pourtant dans ses eaux immobiles.

Images : au-dessus, la mer ; en-dessous, le ciel.


Donne-lui un homme et du temps, il en fait un cadavre, puis il le rejette sur ses bords.
Il le gonfle puis le rejette.
Lui demeure.
On avait établi des bancs aux alentours où l’on peut s’asseoir. Ceux qui étaient fatigués venaient auprès de lui fumer de longues pipes.
Un château fut bâti en face.
Ceux qui désormais sont seuls aussi et orphelins et les oisifs volontiers s’approchent de lui qui ne fait rien et les mécontents l’entretiennent des causes de leur spleen, certains disaient, si j’étais noyé, si j’étais cadavre, je serais peut-être plus heureux, et ils réfléchissaient.
D’autres lui jetaient des mottes, des mottes de terre pour colorer sa face.
Il pourrissait les feuilles tombées petit à petit, mais ne sollicitait pas les feuilles encore à l’arbre.
De peu d’utilité à cause de son éloignement, on eût voulu l’approcher plus du village.
Mais voilà, quel charretier s’en serait chargé ?
Et il demeurait.
Il était là et ne venait à personne, ne cherchait point à courir, à souffler, psy, bschu, bschu… comme l’eau de la rivière qui progresse sur les cailloux, ne recherche pas d’autres poissons que les siens.
Il demeurait.
Les malheureux hommes qui s’y jetaient s’y repentaient dans le même instant, par la pensée s’élevaient rapidement une dernière fois, au-dessus des eaux, atteignaient leur maison et s’asseyaient dans leur fauteuil…
Des croix en terre furent plantées, à cause de lui quinze.
Lui demeure.
Un colimaçon voulut en faire le tour, il était en route depuis sa naissance. Adulte il avançait avec sa famille. Moribond il leur légua son but, mais eux regardaient du côté d’une feuille de salade fraîche.
Luis de mœurs.
Des plantes si nourrissaient fort à l’aise et depuis deux mille ans une espèce d’insectes, de père en fils courait dessus sans se mouiller les pattes.
L’enfant considère l’étang, s’introduit l’index dans le nez, et songe.
Il rêve que l’étang va se lever, il voit l’étang se lever, l’étang se lève et dit : « je ne suis plus mort », et l’étange s’en va laissant son trou, immense, profond.
Il s’en va roulant sur les routes, penché comme une barrique ou comme une cathédrale, translucide quoique, de temps en temps quelques fourmis noire ou brune le tache, il s’en va roulant, rassemblant autour de lui ses gouttelettes coupées par la pierraille, roulant avec un bruit de déglutition…
C’est un rêve.
L’étang est là dans son trou. Il demeure.
Le jour la bouche de l’étang se voit à raz de terre, car luisante.
Mais le soir… Un soir un cycliste qui se pressait vers le chemin de sa maison, où l’attendaient ses habitudes, le cycliste tombe dans la bouche de l’étang, qui est de la dimension d’une grande place.
Le lendemain on retrouve les cyclistes sa machine. Mais on vit qu’ils étaient tombé bien bas ; l’homme ne vivait plus d’une vie d’homme. La bicyclette ne vivait plus d’une vie de bicyclette.
Lui demeure.
Sans doute n’éprouve-t-il pas la barque et reconnaît peu le bateliers d’entre les autres hommes, où en perd le souvenir, la brise la chasse aussitôt.
Sans doute ignore-t-il les mangeurs de temps, le soleil qui le déniche et le diminue, la grenouille qui emporte sur sa peau des gouttelettes d’eau en sautant sur la terre ferme.
Sans doute est-il indifférent à l’oiseau qui, posé dans la soucoupe verte de nénuphars, le bois à petits coups, ou aux nuages, à la pluie qui le nourrit.
Et il ne se parcourt pas lui-même par la vertu de l’attention cherchant à compter ses propres carpes et des goujons.
Sans doute n’a-t-il pas d’âme.
Moi seul et l’enfant nous lui avons donné une âme, et il l’ignore et n’en profite pas.
Nous lui avons donné une âme pour qu’il fût beau : l’étang que j’ai connu fut beau dès que je lui en eus donné une et des intentions.
De tout son poids il aspirait à la profondeur, il attendait que son trou plus dans le noir s’approfondisse, plus près du gros centre d’attraction de tous les étangs.
Il était assis dans un trou il attendait.
On lui jeter des pierres et les mangeait.
Il demeurait ainsi le jour, la nuit
plus que la vie d’un buffle
plus qu’un cèdre
plus que les psaumes qui chantent les cèdres abattus
il attendait toujours diminuant, jusqu’à n’être plus que l’ombre [1] de lui-même [2].


[1le mot est illisible sur le manuscrit

[2Texte écrit en 1922. Jamais publié du vivant de l’auteur. Il a été édité une première fois dans la revue Europe, n°698-699, en 1987. Il a été repris dans À distance, recueil de textes rassemblés par Micheline Phankim et Anne-Elisabeth Halpern pour l’édition du Mercure de France en 1997, puis réédité en 2014 dans la collection Poésie/Gallimard suivi de L’Annonciation.