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Marie-José Mondzain | Face au regard
Homo spectator
dimanche 8 septembre 2024
Ce jeudi 19 septembre, au théâtre Antoine-Vitez à Aix-en-Provence, dans le cadre du festival des Arts et des Sciences d’Aix-Marseille université, je lirai, en compagnie de Mathieu Cipriani, des fragments de l’œuvre de la philosophe Marie-José Mondzain, invitée pour une conférence autour des enjeux de l’hospitalité.
Je dépose ici le texte que nous lirons, sous la direction de Louis Dieuzayde — un texte parti à la trace du tout premier regard, celui qui fait naître l’homme à lui-même, et à nous.
Un homme quitte la surface de la terre et s’enfonce dans une grotte. Il y progresse jusqu’au lieu qu’il choisit pour s’arrêter. Ce lieu loin du soleil n’est que ténèbres et l’homme l’éclaire avec une torche. C’est sans doute parce que le feu des torches est sans cesse dansant que l’homme voit danser les ombres et sortir des parois des figures fugaces qui évoquent, comme dehors le font les nuages, la silhouette désirée ou redoutée de ce qui ébranle tous nos désirs ou encore nos terreurs. L’homme qui est là, seul ou non, a pris sur ce trajet le risque d’un engouffrement dans des ténèbres inconnues, dans le site régressif d’un retour à la terre, à la nuit d’où il est sorti pour naître. Mais l’homme qui est venu un jour au monde et qui va mourir, cet homme n’est pas encore né à sa propre vie de sujet séparé et parlant. Il joue le scénario d’un retour, d’une redescente vers une caverne matricielle, un lieu inhabité et qui n’est pas destiné à l’habitation. Ces lieux sont choisis pour les images et souvent pour le culte des morts. Nous sommes sur le site d’un départ, dans le champ de toutes les séparations. L’homme qui devient humain n’est pas ici le sujet mythique d’une chute depuis la lumière dans les ténèbres définitives d’une condition désastreuse comme l’imaginent les théologiens et plus d’un philosophe. Il retourne à la noirceur de la terre pour construire sa définition en remettant en jeu sa distribution des ténèbres et le destin de ce qui devra l’éclairer. Il va transformer un rapport de force où le réel l’écrase en un rapport imaginaire qui lui confère sa capacité de naître, donc d’être cause de lui-même, de se mettre au monde et d’entretenir avec ce monde un commerce de signes. Ce n’est pas le soleil ni quelque divinité photophore ou luciférienne qui l’éclaire. Non, c’est la torche qu’il a enflammé de ses propres mains. Il est là, debout, face à un mur dans la nuit dont il produit la clarté.
Face à la roche, il se tient là, debout dans l’opacité d’un face à face, confronté à la muraille qui est son horizon, massive, muette et sans regard comme peut l’être dehors l’incommensurable des obstacles et des terreurs sans nom. Ce mur, c’est le monde qui résiste à la maîtrise et à la pénétration. Là sera pourtant son point d’appui. C’est de là qu’il va partir après s’être volontairement « enterré ». Le voici qui tend le bras, qui s’appuie à la paroi et s’en sépare dans un même mouvement : la mesure d’un bras telle est en effet la première mise à distance de soi avec le plan sur lequel va se composer un lien par la voie d’un contact. Ce n’est plus comme dehors, au soleil, où ses yeux voient bien au-delà de ce que ses mains peuvent toucher. Ses yeux dans le monde subsolaire sont les outils de la prévoyance, d’une distance à parcourir ou à creuser. Dehors, les yeux donnent un horizon qu’ils interrogent et qui provoquent le désir de conquêtes. L’horizon est épreuve d’un écart qui suscite le rêve ou la maîtrise. Son inaccessibilité est propice aux figures imaginaires de la transcendance. Ici point d’autre horizon pour les yeux que la proposition modeste de la longueur d’un bras. C’est l’imminence d’un corps-à-corps. Le bras tendu, la main appliquée sur la paroi, il ne s’agit ni de fuir ni d’approcher davantage mais de tenir à distance proprement main-tenue, main-tenant et désormais réglée. Cette distance est la mesure du corps. L’œil est soumis à l’ordre des mains, c’est la paroi qui est le plan et qui est l’horizon du regard. Tout autour, plus loin, il n’y a que ténèbres. Ce geste d’écart et de lien constitue la première opération. Cette première phase détermine les deux sites entre lesquels va se jouer le sens des gestes qui vont venir : le corps et la paroi du monde. Et le monde est un mur. Un entretien s’inaugure en ce sens que l’homme se tient devant la paroi qui a sa propre tenue et que ce qui doit advenir entre eux n’est que dans les mains de l’homme.
La seconde phase concerne les pigments. L’homme va se livrer à deux sortes d’opérations, soit qu’il enduise sa main de matières colorées, soit qu’il remplisse sa bouche de ces pigments sous une forme plutôt liquide. Pour cela la bouche doit cesser d’être une bouche qui saisit, déchire et avale. Elle redevient la bouche du premier cri, celle qui respire, un orifice qui aspire et souffle. Mais à présent quand elle se vide, elle inscrit, car ce n’est pas une bouche qui crache ni une bouche qui crie. Cette bouche expulse avec la force de son souffle la matière des signes. L’entretien de la bouche et de la main n’est plus de prédation préhensible, possessive et nourricière, mais elle instaure un double mouvement de dessaisissement. L’homme souffle sur sa main qui ne tient rien mais qui le maintient en relation avec la roche. Il respire, il expire. Le moment de l’expulsion est mise en scène qui met en œuvre un dehors, une sortie du liquide suivie d’une inspiration nécessaire de l’air. Il arrive que la main soit directement trempée dans les pigments, immergée dans la couleur et que l’homme la pose sur la roche et l’appuie longuement. L’homme s’appuie alors sur le monde.
Mais vient alors le troisième acte, l’acte décisif : c’est le geste de retrait. Il faut que la main se retire. Le corps se sépare de son appui. Mais ce n’est pas sa main maculée de pigments que l’homme regarde car apparaît devant les yeux du souffleur l’image, son image, telle qu’il peut la voir parce que sa main n’est plus là. Cette main en image n’a aucun des pouvoirs que lui connaît le fabricant d’outils et pourtant elle désigne dans le suspens de ses pouvoirs manuels la puissance du regard qui se porte sur elle. Elle est un faire, faire qui appelle son verbe. Elle indique une capacité fondatrice du sujet qui compose son premier regard sur la trace de son propre retrait. Se retirer pour produire son image et la donner à voir aux yeux comme une trace vivante mais séparée de soi. De quelle vie va jouir cette main, si ce n’est de la vie des images sans pouvoir mais riches d’une capacité singulière ? La capacité d’inscrire les signes d’un écart. L’homme avait déjà vu sa main, mais il n’avait jamais vu cette main semblante, ressemblante, cette image de soi qui se tient hors de soi sur la paroi inanimée du monde. Cette main née de l’ombre n’est pas une ombre. Que l’on rapproche ce geste de rites animistes n’a rien d’assuré non plus que de choquant en ce sens qu’il s’agit véritablement des traces du premier commerce entre le monde animé et le monde inanimé, entre ce qui est vivant et ce qui n’est pas vivant. Ce qui nous en parvient est la mise en œuvre d’une séparation et d’un lien que ce signe compose avec ce dont il se sépare. La paroi est un miroir de l’homme mais un miroir non spéculaire et cette main est le premier autoportrait non spéculaire de l’homme. Portrait de l’homme en main.
La théologie aime à faire sortir l’homme de la main de Dieu, de la main de quelque divin potier. Le geste dans la grotte crée l’homme à l’image de sa propre main.
C’est l’autoportrait d’un sujet qui ne connaît de soi et du monde que la trace que ses mains vont y laisser. L’homme de la caverne ne propose pas un objet à sa vision. Il scénarise la composition de son premier regard, il se met au monde comme spectateur dans une scénographie où ses mains deviennent la figure du premier spectacle. Le premier regard sur le visible est l’œuvre des mains. Il ne doit rien à un objet taillé ni à la nature fluide d’un milieu transparent. Le spectateur est l’œuvre de nos mains. On sait bien que lorsque Narcisse se contemple, il recueille un reflet qui ne doit rien à ses mains. La jouissance mortifère ne vient-elle pas de cette silencieuse impuissance des mains ? L’enfant qui se reconnaîtra dans le miroir n’est-il pas aux prises avec les mains d’un autre, n’est-il pas conduit à tendre la main pour voir et à saluer l’apparition qui se donne à lui dans la proximité d’un lointain intouchable ? L’homme de la grotte fabrique son horizon et se donne naissance en tendant sa main vers une altérité irréductible et vivifiante, la sienne.
(Extraits de Homo Spectator)
Ce que j’appelle la décolonisation de l’imaginaire désigne la place qu’il faut rendre à tous les gestes actifs et résistants qui font la preuve chaque jour que les images de la domination ne parviennent pas à triompher. L’existence micro sismique des refus et des révoltes est présente chaque fois qu’un sujet porte sur tout autre un regard sans précédent, au sens propre. C’est tout ce qui précède qui répète et mortifie la possibilité même de tout évènement. L’essence du colonialisme relève d’une répétition nécrosante. Parler d’imaginaire dans ce cadre revient à faire de notre puissance fictionnelle la faculté politique par excellence. Imaginer c’est fragiliser le réel, se réapproprier sa plasticité et faire entrer dans les mots, les images et les gestes la catégorie du possible et la force des indéterminations.
(Extrait de K comme Kolonie. Kafka, ou la décolonisation de l’imaginaire.)