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Bob Dylan | « La vie n’est rien sinon une fenêtre vers l’ailleurs »

(et je dois y retourner maintenant)

dimanche 16 octobre 2016


Dylan, novembre 63

Le 13 décembre 1963, The Emergency Civil Liberties Committee attribue son annuel Tom Paine Award à Bob Dylan pour sa contribution au combat en faveur des libertés civiles. Seul, légèrement soûl, Dylan, prononce un discours controversé : il évoque légèrement, Lee Harvey Oswald, ou Cuba. Chassé du dîner, Dylan écrit une lettre ouverte quelques jours plus tard. « J’écris pour ne pas devenir fou », note-t-il, dans cette lettre douce et rageuse, qui ne donne aucune clé, mais désigne les murs à enfoncer.


A tous ceux que cela concerne
à tous ces visages que je ne connais pas
et à tous ceux qui se battent pour le bien et que je ne peux pas voir […]

ma vie fonctionne par suite d’humeurs
en privé et de façon personnelle, parfois,
je peux moi-même passer de l’humeur qui m’anime à
l’humeur que je voudrais avoir. quand je passais les portes
de l’hôtel Americana, j’avais besoin de changer
d’humeur… pour des raisons cachées au fond de moi.

je suis une âme agitée
affamée
peut-être maudite. […]

je ne peux pas parler. je ne peux pas discuter
je ne peux qu’écrire et chanter
peut-être que j’aurais dû chanter une chanson
mais ça non plus, ça n’aurait pas été correct
parce qu’on m’a remis un prix non pas pour chanter
mais plutôt pour ce que j’ai déjà chanté […]

Jusqu’à ce que me libère de toutes ces idées
et que je me dise « sois honnête, dylan, essaie juste d’être honnête »

alors je me suis retrouvé face au vide
comme je m’étais retrouvé une fois sur la trajectoire d’une voiture
et que j’ai sauté…
sauté avec toute ma putain de force
Juste pour tenter d’éviter la voiture
mais en criant d’abord une dernière chanson

quand j’ai parlé de Lee Oswald, je parlais de l’époque
Je ne parlais pas de son acte si c’est bien lui qui l’a commis
L’acte parle de lui-même

mais j’en ai marre
tellement marre
d’entendre que « nous sommes tous responsables » des bombardements d’église, des combats à armes à feu, des catastrophes
minières, de l’explosion de la pauvreté ou encore du meurtre du président .
il est si facile de dire « nous » et de courber l’échine ensemble
je dois dire « je » et m’incliner seul
car je suis le seul à vivre ma vie

j’ai des amis aimants mais ils ne mangent
ni ne dorment à ma place
et même eux doivent dire « je »
oui s’il y a de la violence de nos jours alors
il doit y avoir de la violence en moi
je ne suis pas un parfait muet. […]

Quand j’ai parlé des Noirs
je parlais de mes amis noirs
d’harlem
et de jackson
de selma et birmingham
d’Atlanta, de Pittsburg, et de tous les coins de l’est
de l’ouest, du nord, du sud et de tous les endroits
où ils peuvent bien être.

Dans des salles infestées de rats
et des fermes poussiéreuses et sales
dans des écoles, des supermarchés, des usines
des salles de billard et des coins de rue
ceux qui n’ont pas de cravates
mais qui savent fièrement qu’ils n’en ont pas besoin
même pas un tout petit peu
ils n’ont pas à être ce qu’ils ne sont pas par nature
pour avoir ce qu’ils possèdent naturellement pas plus que n’importe qui
d’autre.
ça ne fait que compliquer les choses
et ça pousse les gens à penser les mauvaises choses

Une peau noire est une peau noire
elle peut être couverte de vêtements et elle peut sembler
acceptable, appréciée et respectable…
enseigner cela ou le penser c’est nourrir
un mythe monstrueux…

c’est une peau noire et nue et rien d’autre
si un Noir doit porter une cravate pour être un Noir
alors je dois couper tous les liens qui le lie à celui pour qui il
doit le faire
je ne sais pas pourquoi je voulais dire cela ce
soir
peut-être que c’est une des nombreuses pensées
qui me travaillent
nées de la confusion de mon époque

quand j’ai parlé des gens qui sont allés à Cuba
je parlais de la liberté de circulation
je n’ai pas peur de voir les choses
je mets au défi ce qui est visible
je suis insulté au plus profond de mon âme
quand quelqu’un que je ne connais pas m’ordonne de ne pas voir ce qui se passe et m’explique par de mystérieuses raisons
que je serai blessé si je les voyais… et en profite pour me parler du bon et du mauvais chez les uns et les autres alors que je ne
les connais pas … […]

je viens du Dakota-Nord-Minnesota,
c’est là où je suis né et où j’ai appris à marcher et
c’est là où on m’a élevé et où je suis allé à l’école…

j’ai eu une enfance folle, entre les collines enneigées et
des lacs aussi bleus que le ciel, des champs de saules et des mines abandonnées.
En dépit des rumeurs, je suis très fier de
mes origines et des mélanges de sang qui courent dans mes veines. mais je ne ferais pas ce que
je fais aujourd’hui si je n’étais pas allé à New York.
J’ai été guidé à New York.
J’ai été nourri à New York.
Cette ville m’a enfoncé et me faisait remonter la pente tour à tour.
C’est New York qui m’a appris à m’accrocher.
Je parle à présent des gens que j’ai rencontrés et qui se battaient pour leur vie et pour celles des autres dans les années 30, 40 et 50
et je me suis penché sur ces époques
j’ai plongé dedans et, en un sens, je suis jaloux de leurs époques. […]

j’ai dit que New York m’avait fait renaître…
il n’y a pas de limite d’âges pour que cela arrive
et personne n’en est plus conscient que moi
oui c’est un sentiment féroce, de savoir qu’on attend de vous
quelque chose que vous ignorez. mais c’est encore pire
si tu essaies de suivre aveuglement avec des mots explosifs
(parce que tout ce qu’ils peuvent faire c’est exploser)
et les mots explosifs sont incompris
j’ai entendu que l’on ne m’avait pas compris
je ne m’excuse ni pour ce que je suis ni pour mes peurs
je ne m’excuse pas pour toute déclaration qui a pu provoquer
un « Oh mon Dieu ! je pense que c’est celui qui a tué le président »
dans la tête des gens
je suis un auteur et je chante les mots que j’écris
je ne suis pas plus un porte-parole qu’un politique
et mes chansons parlent pour moi parce que je les écris
dans l’intimité de mon esprit et que je ne les partage avec
personne d’autre que moi-même. Je n’ai pas à les soumettre à
qui que ce soit avant de les terminer
non, je me m’excuse pas d’être moi, ni même d’aucune partie de moi […]

je vais reprendre la route
je ne peux pas vous dire pourquoi les autres écrivent, mais moi

j’écris pour ne pas devenir fou.

ma tête, je crois qu’elle ne tournerait pas rond si mes mains
venaient à me quitter
mais je ne parle presque jamais de pourquoi j’écris.
Et je n’y pense presque jamais. Y penser me fait
trop peur
et je ne parle jamais de la raison pour laquelle je parle
mais c’est parce que je ne parle jamais. C’est la
première fois que j’en parle… et j’espère
la dernière.
L’idée de recommencer me terrifie

ha ! c’est un monde effrayant
mais seulement de temps en temps hum ? […]

dehors ! dehors ! bougie éphémère
la vie n’est rien sinon une fenêtre vers l’ailleurs
et je dois y retourner maintenant
à plus
respectueusement et irrespectueusement,

Bob Dylan