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Henri Michaux | « Je vous écris d’un pays lointain »

Soleil n’arrive qu’en son heure

samedi 18 mai 2019


I

Nous n’avons ici, dit-elle, qu’un soleil par mois, et pour peu de temps.
On se frotte les yeux des jours en avance.
Mais en vain.
Temps inexorable.
Soleil n’arrive qu’en son heure.

Ensuite on a un monde de choses à faire, tant qu’il y a de la clarté, si bien qu’on a à peine le temps de se regarder un peu.

La contrariété, pour nous, dans la nuit, c’est quand il faut travailler, et il le faut : il naît des nains continuellement.

II

Quand on marche dans la campagne, lui confie-t-elle encore, il arrive que l’on rencontre sur son chemin des masses considérables.
Ce sont des montagnes, et il faut tôt ou tard se mettre à plier les genoux.
Rien ne sert de résister, on ne pourrait plus avancer, même en se faisant du mal.

Ce n’est pas pour blesser que je le dis.
Je pourrais dire d’autres choses, si je voulais vraiment blesser.

III

L’aurore est grise ici, lui dit-elle encore.
Il n’en fut pas toujours ainsi.
Nous ne savons qui accuser.

Dans la nuit le bétail pousse de grands mugissements, longs et flûtes pour finir.
On a de la compassion, mais que faire ?

L’odeur des eucalyptus nous entoure : bienfait, sérénité, mais elle ne peut préserver de tout, ou bien pensez-vous qu’elle puisse réellement préserver de tout ?

Je vous ajoute encore un mot, une question plutôt.

Est-ce que l’eau coule aussi dans votre pays ? (je ne me souviens pas si vous me l’avez dit) et elle donne aussi des frissons, si c’est bien elle.

IV

Est-ce que je l’aime ?
Je ne sais.
On se sent si seule dedans, quand elle est froide.
C’est tout autre chose quand elle est chaude.
Alors ?
Comment juger ?
Comment jugez-vous, vous autres, dites-moi, quand vous parlez d’elle sans déguisement, à cœur ouvert ?

V

Je vous écris du bout du monde.
Il faut que vous le sachiez.
Souvent les arbres tremblent.
On recueille les feuilles.
Elles ont un nombre fou de nervures.
Mais à quoi bon ?
Plus rien entre elles et l’arbre, et nous nous dispersons, gênées.

Est-ce que la vie sur terre ne pourrait pas se poursuivre sans vent ?
Ou faut-il que tout tremble, toujours, toujours ?

Il y a aussi des remuements souterrains, et dans la maison comme des colères qui viendraient au-devant de vous, comme des êtres sévères qui voudraient arracher des confessions.

On ne voit rien, que ce qu’il importe si peu de voir.
Rien, et cependant on tremble.
Pourquoi ?

VI

Nous vivons toutes ici la gorge serrée.
Savez-vous que, quoique très jeune, autrefois j’étais plus jeune encore, et mes compagnes pareillement.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Il y a là, sûrement, quelque chose d’affreux.

Et autrefois quand, comme je vous l’ai déjà dit, nous étions encore plus jeunes, nous avions peur.
On eût profité de notre confusion.
On nous eût dit : « Voilà, on vous enterre.
Le moment est arrivé. »
Nous pensions : « C’est vrai, nous pourrions aussi bien être enterrées ce soir, s’il est avéré que c’est le moment. »

Et nous n’osions pas trop courir : essoufflées, au bout d’une course, arriver devant une fosse toute prête, et pas le temps de dire mot, pas le souffle.

Dites-moi, quel est donc le secret à ce propos ?

VII

Il y a constamment, lui dit-elle encore, des lions dans le village, qui se promènent sans gêne aucune.
Moyennant qu’on ne fera pas attention à eux, ils ne font pas attention à nous.

Mais s’ils voient courir devant eux une jeune fille, ils ne veulent pas excuser son émoi.
Non ! aussitôt ils la dévorent.

C’est pourquoi ils se promènent constamment dans le village où ils n’ont rien à faire, car ils bâilleraient aussi bien ailleurs, n’est-ce pas évident ?

VIII

Depuis longtemps, longtemps, lui confie-t-elle, nous sommes en débat avec la mer.

De très rares fois, bleue, douce, on la croirait contente.
Mais cela ne saurait durer.
Son odeur du reste le dit, une odeur de pourri (si ce n’était son amertume).

Ici, je devrais expliquer l’affaire des vagues.
C’est follement compliqué, et la mer...
Je vous prie, ayez confiance en moi.
Est-ce que je voudrais vous tromper ?
Elle n’est pas qu’un mot.
Elle n’est pas qu’une peur.
Elle existe, je vous le jure ; on la voit constamment.

Qui ? mais nous, nous la voyons.
Elle vient de très loin pour nous chicaner et nous effrayer.

Quand vous viendrez, vous la verrez vous-même, vous serez tout étonné.
« Tiens ! » direz-vous, car elle stupéfie.

Nous la regarderons ensemble.
Je suis sûre que je n’aurai plus peur.
Dites-moi, cela n’arrivera-t-il jamais ?

IX

Je ne veux pas vous laisser sur un doute, continue-t-elle, sur un manque de confiance.
Je voudrais vous reparler de la mer.
Mais il reste l’embarras.
Les ruisseaux avancent ; mais elle, non. Écoutez, ne vous fâchez pas, je vous le jure, je ne songe pas à vous tromper.
Elle est comme ça.
Pour fort qu’elle s’agite, elle s’arrête devant un peu de sable.
C’est une grande embarrassée.
Elle voudrait sûrement avancer, mais le fait est là.
Plus tard peut-être, un jour elle avancera.