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Henri Michaux | « Mettre du chameau »
Autrefois, j’avais trop le respect de la nature
mardi 10 mai 2022
Comment ne pas y avoir pensé avant : il suffisait de ce petit geste, et tout basculerait — le monde redeviendrait pensable, acceptable, habitable. Rien vraiment, trois fois rien : il s’agissait de « mettre du chameau » et voilà tout. Ici et là, pas forcément partout. Du chameau sur le paysage dévasté, sur les terrains vagues, du chameau au milieu du ciel et des astres, du chameau parmi la circulation encombrée : du chameau, et tout serait accompli. Resterait le problème de la soif du chameau, et de comment la satisfaire. Du sable que le chameau remue avec lui, des rêves d’ailleurs et de dunes qu’un simple chameau fait naître : ce sera pour plus tard.
Autrefois, j’avais trop le respect de la nature.
Je me mettais devant les choses et les paysages et je les laissais faire.
Fini, maintenant j’interviendrai.
J’étais donc à
Honfleur et je m’y ennuyais.
Alors résolument j’y mis du chameau.
Cela ne paraît pas fort indiqué.
N’importe, c’était mon idée.
D’ailleurs, je la mis à exécution avec la plus grande prudence.
Je les introduisis d’abord les jours de grande affluence, le samedi sur la place du
Marché.
L’encombrement devint indescriptible et les touristes disaient : « Ah ! ce que ça pue !
Sont-ils sales les gens d’ici ! »
L’odeur gagna le port et se mit à terrasser celle de la crevette.
On sortait de la foule plein de poussières et de poils d’on ne savait quoi.
Et, la nuit, il fallait entendre les coups de pattes des chameaux quand ils essayaient de franchir les écluses, gong ! gong ! sur le métal et les madriers !
L’envahissement par les chameaux se fit avec suite et sûreté.
On commençait à voir les
Honfleurais loucher à chaque instant avec ce regard soupçonneux si spécial aux chameliers, quand ils inspectent leur caravane pour voir si rien ne manque et si on peut continuer à faire route ; mais je dus quitter
Honfleur le quatrième jour
J’avais lancé également un train de voyageurs.
Il partait à toute allure de la
Grand’Place, et résolument s’avançait sur la mer sans s’inquiéter de la lourdeur du matériel ; il filait en avant, sauvé par la foi.
Dommage que j’aie dû m’en aller, mais je doute fort que le calme renaisse tout de suite en cette petite ville de pêcheurs de crevettes et de moules.