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Jeanne Moreau | « L’ensemble de mes films ne dessine pas un autoportrait »

1928 - 2017

mardi 1er août 2017


Au milieu des nombreux portraits de Jeanne Moreau que retracent les journaux au moment de sa disparition, on trouve ce long entretien réalisé en 2011 par Anne Diatkine pour Libération : il a ce mérite, de laisser la parole à l’actrice. Dans le foisonnement d’hommage, cette voix sonne claire et suffit, sans doute, à donner le change. Et à rêver, et à penser plus loin que la vie, et la mort.


Jeanne Moreau en 2011 : « L’ensemble de mes films ne dessine pas un autoportrai t »

Par Anne Diatkine, le 1er février 2011 –
publié de nouveau le 31 juillet 2017

Jeanne Moreau concevait le travail d’actrice comme une manière de parler avec les mots des autres afin de les faire entendre intégralement. Nulle coquetterie ni désir d’apparat dans les raisons qui l’ont menée à choisir cette voie. Pourtant, la reconnaissance et la célébrité sont venues dès ses premiers pas sur scène. Dans Jeanne Moreau, l’insoumise (2011), qui venait de paraître chez Flammarion au moment où nous avions rencontré l’actrice, l’homme de cinéma Jean-Claude Moireau restitue minutieusement toute la vie professionnelle de l’actrice. Jeanne Moreau : « Sans me déranger, sans me poser de questions, il s’est renseigné et notre amitié a grandi au fur et à mesure qu’il découvrait des éléments. Je pense que cette biographie lui ressemble, plus qu’à moi, peut-être. Elle a sa discrétion. » Et la voici qui parlait, de manière ni discrète ni indiscrète, mais avec une franchise de brise-glace. Verbatim.

Poussière

Quatre cents pages : quand j’ai reçu le livre, ça m’a fait un choc. Je me suis dit : « C’est ça, toute une vie ? Quatre-vingt-trois ans d’existence ? » Ça montre bien le peu d’importance qu’on doit s’octroyer. Ce jour-là, un quotidien titrait : « Dans cinq ans, il y aura des milliards et des milliards d’habitants. » J’ai pensé : « Ma petite, tu n’es rien. Une poussière. » Je n’ai pas encore lu ma biographie, mais je vais m’y mettre. Elle me donnera l’ordre chronologique. C’est peut-être elle qui m’impulsera l’élan, enfin, d’écrire. Pour m’y appuyer et peut-être la contredire. J’ai une mémoire très profonde des émotions éprouvées à travers les rôles ou les événements. Mais pas tellement des dates. Je suis née en 1928, d’une mère anglaise et d’un père français, une association surprenante pour l’époque, et très jeune, vers 5 ans, j’ai trouvé que la vie des adultes était complètement absurde. Ma mère était danseuse, mon père restaurateur et, avec sa famille, il avait acheté un bureau de tabac. Ma mère ne parlait pas le français, elle a toujours gardé son accent. J’ai appris accidentellement que ma grand-mère paternelle, qui était extrêmement croyante et pratiquante, avait même proposé à ma mère de l’aider à avorter, tant cette union l’horrifiait. J’ai toujours su que je n’avais pas été désirée et, bien sûr, cela change beaucoup de choses dans une vie. Le jour de ma naissance, mon père et ses copains faisaient une tournée au porto. Il espérait un garçon. Lorsqu’ils sont arrivés à la mairie pour me déclarer, la dame a dit : « Alors, c’est quoi, un garçon, une fille ? » Mon père : « Il aurait dû s’appeler Pierre, on va l’appeler Pierrette. » L’employée : « Pierrette, c’est dur, pour une petite fille ! » Et elle a proposé Jeanne. C’est elle qui a choisi mon prénom. Je n’en ai pas d’autre.

Révélation

Quand je me suis rendu compte que les adultes, ce n’était ni fait ni à faire, j’ai voulu être religieuse. J’allais dans une école de bonnes sœurs, on chantait et j’aimais cette atmosphère, ces femmes si douces à qui je faisais la lecture. Alors qu’au café-restaurant, c’était les brèves de comptoir, le racisme. A l’hôtel de l’Entente, plus chic que le petit établissement de mes parents, à Vichy, il y avait une femme qui jouait du violon pour les curistes. Elle m’émerveillait. Je n’ai pas eu trop le temps d’imaginer que je pourrais suivre sa voie car mon père a fait faillite et nous sommes partis à Paris. J’ai eu une bourse pour poursuivre mes études, ce qui n’emballait pas trop mon père qui estimait que j’en savais bien assez pour compter, me marier à un bistrotier et devenir mère de famille. En cachette, je suis allée voir Antigone, de Jean Anouilh, avec des petites amies beaucoup plus libres que moi. Ça a été la révélation. On était sous l’Occupation et cette ode à la rébellion, jusqu’au sacrifice et la mort, m’a enthousiasmée. Je suis devenue actrice comme on entre en religion, avec la même vocation, un total désintéressement, et le désir de transmettre. Je n’ai pas fait ça pour la gloire, je ne savais pas ce que c’était. J’ai été encouragée tout le long par des maîtres très sévères et généreux qui se sont dévoués pour m’apprendre le métier, alors que je n’avais pas d’argent pour les payer. De la cour, j’entendais la bande sonore des films qui passaient dans le cinéma d’à côté. Moi qui n’avais jamais été au cinéma, les premières voix que j’ai entendues étaient celles de Pierre Fresnay, Charles Boyer, Yvonne Printemps.

Putains

A Paris, on vivait au cinquième étage d’un hôtel de passes, rue Mansart. On partageait une entrée avec une voisine, femme de chambre dans un bordel, et son mari, conducteur de camion pour une société de déménagement. Je trouvais les putains sympathiques comme tout. Elles disposaient de tout un étage de l’hôtel. Elles m’ont protégée, elles ont été formidables. Et ont été mes premières spectatrices. A la Comédie-Française, quand j’ai débuté, elles étaient au premier rang dans la salle. J’avais donné mes premiers cachets à ma mère pour qu’elle puisse enfin quitter la maison. Mon père ignorait tout de mon métier, jusqu’à ce qu’un client lui montre la première page de Paris-Soir, où il y avait ma photo dans Un mois à la campagne de Tourgueniev. « Tu as vu, ta fille est devenue célèbre. » Il m’a chassée, je me suis installée dans une chambre au-dessus du cimetière Montmartre. Les putains m’aidaient beaucoup. Comme je n’avais pas d’argent pour un taxi après le théâtre, elles m’indiquaient le meilleur chemin pour ne pas me faire embêter. Je les retrouvais dans un bar, rue Blanche, et elles me faisaient servir à manger. Il y en avait toujours une qui me raccompagnait chez moi. Enfant, dans les hôtels, j’en ai vu ! Il y avait des pédophiles, et quand je m’en plaignais à mon père, il répondait que c’était de ma faute, j’étais une vicieuse. Forcément. Ça ne donne pas envie de se soumettre !

Sioux

Je n’avais pas la réputation d’être une beauté fatale, surtout au cinéma, ce qui m’a préservée toute ma vie de dépendre du regard des autres. On disait que j’avais un visage asymétrique et cerné, qu’il fallait rectifier tout ça, si bien que je quittais les tournages maquillée comme un Sioux. Pour un gros plan, on avait l’interdiction de bouger la tête. On était engoncé dans des caches qui produisaient des ombres et nous contraignaient à une immobilité extraordinaire. Je me souviens d’un maquilleur russe qui, pour faire ses retouches et avoir accès au visage des comédiennes, avait des pinceaux de longueurs différentes. Il y en avait d’un mètre cinquante ! Il allongeait son bras et visait le cerne ou la pommette. La liberté est venue avec la Nouvelle Vague et les nouvelles pellicules. Cela a fait disparaître la hiérarchie, tous ces chauffeurs, maquilleurs, assistants, femmes de chambre, qui veillaient sur les stars, les Gabin et les Fernandel, c’était inouï tout ce qui leur fallait comme petit personnel ! Pendant très peu de temps, les actrices se sont habillées et maquillées seules, à l’arrière d’une voiture ou dans les toilettes d’un café. Depuis, toute la hiérarchie est revenue au galop, ce qui est regrettable.

Danger

Même si mes premiers films n’ont pas toujours laissé de traces, quand j’ai rencontré Louis Malle, je tournais beaucoup. On montait un film sur mon nom. Mon agent m’a dit : « C’est lui ou moi. Si vous tournez avec ce type, on arrête de travailler ensemble. » J’ai choisi le danger et à partir de ce moment, je n’ai plus jamais été bankable. Les cinéastes qu’on m’accroche en décoration aujourd’hui n’avaient rien d’évident. On dit : « Orson Welles », mais quand j’ai tourné avec lui, personne ne voulait financer ses films. On dit : « Joseph Losey », il venait d’être chassé des Etats-Unis, à l’époque d’Eva. « Luis Buñuel », idem. Le Journal d’une femme de chambre est son premier film après son exil en Amérique du Sud. Quant à Antonioni, je n’ai même pas été payée pour La Notte parce que le producteur avait fait faillite. Marcello Mastroianni a pu percevoir une partie de son contrat parce qu’il était sur place. Quelle étrangeté ! Antonioni ne nous parlait pas, on était dans nos caravanes. Je n’ai jamais fait un film pour de l’argent ni pour faire carrière. J’ai fait de la figuration dans les Quatre Cents Coups, ça m’amusait, je connaissais François Truffaut. Et aussi dans Une femme est une femme de Godard. Le seul cinéaste vraiment connu avec qui j’ai travaillé durant cette période est Tony Richardson, un peu oublié aujourd’hui : j’adore Mademoiselle, rarement montré.

Becquée

Il y a un film d’Orson Welles, dont je n’ai jamais vu une image et qui n’a pas été terminé, The Deep. Pourtant, j’étais actrice et scripte dessus car il fallait bien quelqu’un pour noter la continuité des plans. Scripte, c’est un métier idéal pour moi, car je ne quitte jamais un plateau. Je me souviens de deux bateaux sur lesquels naviguaient deux couples et l’un essayait de faire tomber l’autre. Orson me disait le matin : « Tu oublies complètement ce qu’on devait tourner, j’ai écrit une scène dans la nuit, ou plutôt, je n’ai pas eu le temps de l’écrire, mais je l’ai en tête, alors on va faire un gros plan. » Il y avait du roulis, j’étais sur le bateau, lui restait, grosse statue statique, sur le pont. « Regarde par là, dis ça, maintenant baisse les yeux, tu as les larmes qui te montent, tu réagis à ce que je te dis. » J’adorais faire sans savoir à l’avance quoi et pourquoi. C’était comme s’il me donnait la becquée. On n’avait pas les moyens d’avoir un ingénieur du son, si bien qu’Orson Welles m’envoyait des billets d’avion aux destinations incroyables pour faire le doublage. Billets jamais utilisés car il décommandait systématiquement. Je les ai longtemps gardés comme ultime trace d’un tournage fantôme.

Abysses

Quand on va à des rendez-vous, on ne prend pas de notes en pensant je vais dire telle phrase, il va me répondre telle réplique. On se prépare à l’éventualité d’une conversation, et ça se passe totalement différemment. Un personnage, c’est pareil. On l’expose aux humeurs et aux accidents de la vie. C’est très intrigant, l’existence que l’on peut lui donner. Car il est très rare qu’un metteur en scène livre des indications précises. Ce sont des touches, comme sur un papier kraft. On a toujours le même visage, corps, chair, la même voix, et on part à la recherche d’une créature dont on ignore tout, qui a le meilleur et le pire de l’âme humaine. Comme un spéléologue, on découvre des abysses. Certaines aberrations sont difficiles à comprendre, même pendant qu’on incarne le rôle. Je ne dirais pas que je suis plus tolérante qu’à mes débuts, j’ai horreur de ce mot, mais ma fréquentation de certains personnages m’a rendue plus ample dans ma relation aux autres. Comme si les personnages étaient des lampes de poche qui éclairaient ma route. Je pense à Zerline, dans Le Récit de la servante Zerline, de Hermann Broch, monté par ce grand metteur en scène allemand, Klaus Michael Grüber, et qui m’a marquée à vie. Je ne pouvais m’accrocher à rien, plus elle infusait, plus elle m’était étrangère. Zerline est asservie, elle est dévorée par les regrets et la rancune, et en même temps, elle a accepté sa servitude et elle en a joui. C’est très bizarre de coucher avec l’amant de sa patronne et de se servir du premier locataire qui essaie de somnoler pour lui déverser, petit à petit, cette dose sucrée et fielleuse de souvenirs. Catherine, dans Jules et Jim, est en apparence plus facile à appréhender. Qui n’a pas rêvé d’aimer deux hommes ? Cependant, les jeunes gens oublient toujours la cruauté de la fin, quand elle prend la voiture et se noie avec l’un, sous les yeux de l’autre qui dit son soulagement.

Points-virgules

Non, l’ensemble de mes films ne dessine pas un autoportrait, car quand j’ai joué les personnages dont on parle le plus aujourd’hui, il s’agissait de femmes rêvées par les hommes. La fin de cette époque-là est le film de Jean Eustache, la Maman et la Putain. Ensuite, les films ont traité de la société, du monde, du couple. Il n’y a plus d’héroïne. J’ai toujours pensé qu’Eva, cette prostituée de luxe, ou Jackie, dans La Baie des anges, avaient dû exister pour les cinéastes. Ce qui m’a frappée avec Jacques Demy, ce sont les mots. Il tenait absolument à son texte, à la virgule près. Je n’ai fait qu’être poussée ou nourrie de ses dialogues qui me mettaient dans un état de nervosité ou d’alanguissement, rien qu’à cause des virgules ou des points-virgules. Aucune indication psychologique, mais le rythme était bien suffisant. Quand on lit Proust, on entend bien qu’il a de l’asthme ! Etre actrice est proche de l’ascèse : faire tout entendre des mots des autres. La seule activité que je place plus haut est l’écriture, et jouer, pour moi, est une manière de rendre hommage aux écrivains.

Marguerite Duras

Ce que j’aime, c’est quand on disparaît complètement derrière son personnage. Dans Cet amour-là, de Josée Dayan, où j’interprète Marguerite Duras, beaucoup de gens qui la connaissaient n’ont plus pensé à moi. Et sans ajout de prothèses et autres trucs qui m’auraient aidée à lui ressembler. Je ne portais pas ses jupes, par exemple. Et ce n’étaient même pas ses dialogues, puisqu’ils nous étaient interdits. On ne s’est servis que des phrases écrites par Yann Andréa. Quand elle meurt, ce sont exactement les phrases qu’elle a prononcées et qu’elle lui avait demandé d’écrire. En même temps, bien sûr, il y a toujours à son insu la résonance en soi. Dans Nathalie Granger, le premier film de Marguerite Duras, je ne faisais pas toujours attention quand on tournait ou pas. Je cuisinais, je nettoyais la table, minutieusement, toutes ces activités que j’ai toujours prises très au sérieux, et la petite lumière rouge de la caméra s’allumait, ou pas. Ce goût pour les tâches domestiques vient de mon enfance. Ma mère avait une grâce pour accommoder l’ordinaire. Sur la table, il y avait toujours une petite fleur, même si elle avait été volée dans un square.

Porte-bonheur

La curiosité ne s’épuise pas avec le temps, au contraire. Je suis enchantée de tourner prochainement dans le premier film d’Ilmar Raag. Il est estonien, une culture dont j’ignore tout. Aujourd’hui, les cinéastes m’accordent un pouvoir de porte-bonheur, et ça me plaît, je pourrais défendre des films dans lesquels je ne suis pas. Je suis très émue quand je croise des jeunes gens habités par un désir fou de faire du cinéma ! Ce besoin de transmettre est comblé à Angers, où j’anime depuis sept ans des ateliers en juillet, et dont je suis la marraine du festival. Nous sommes deux, et sept jeunes cinéastes qui viennent avec le scénario de leur premier long métrage. On les prépare au travail nécessaire pour réaliser un film. Ensuite, certains se découvrent chef opérateur, musicien, régisseur. Chacun nous laisse une carte postale : un petit film qui n’excède pas quatre minutes. Je suis allée les montrer en Chine, cet hiver.