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Malcolm Lowry | No se puede vivir sin amar
Au-dessous du Volcan
samedi 2 novembre 2024
L’histoire qui se déroule à l’ombre du Popocatepetl et de l’Ixtaccihuatl traverse le Jour des Morts comme une ombre : le Deux Novembre 1938 tombait un mercredi. Comme tous les deux novembre, je relis quelques pages du grand livre de ce jour — et ce jour plus férocement. Je dépose ici la dernière page du récit, pour des raisons qui tiennent à ces lignes, au cri du Consul, aux vapeurs de Mezcal, et à tout ce qui insiste dans ce qui meurt.
Traduit par Stephen Spriel en 1949.
« À votre place, je ne ferai pas ça », dit tranquillement le Consul, se retournant. « C’est un Colt 17, n’est-ce pas ? Ça crache un tas de copeaux d’acier. »
Le Chef des Jardins repoussa le Consul hors du champ de lumière, avança de deux pas et fit feu. La foudre descendit en flamboyante vrille du ciel et le Consul, chancelant, vit au-dessus de lui un instant la silhouette du Popocatepetl, ruisselant de lumière sous sa huppe de neige émeraude. Le Chef fit encore deux fois feu, espaçant les coups, délibérément. Le tonnerre éclata dans les montagnes puis comme à portée de main. Détaché, le cheval se cabra ; il agita la tête, fit volte-face et plongea en hennissant dans la forêt.
Tout d’abord le Consul se sentit étrangement soulagé. Maintenant il se rendait compte qu’on lui avait tiré dessus. Il tomba sur un genou puis, avec un geignement, tout de son long, face dans l’herbe. « Bon Dieu », commenta-t-il perplexe, « quelle moche façon de mourir. »
Une cloche clama :
Dolente… dolore !
Il pleuvait doux. Auprès de lui rôdaient des formes, lui tenant la main, essayant peut-être encore de lui faire les poches ou de le secourir, ou simplement curieux. Il sentait sa vie glisser hors de lui comme un foie coupé, refluer dans l’herbe tendre. Il était seul. Où était passé tout le monde ? Ou n’y avait-il eu personne. Puis de l’obscurité surgit en lumière un visage, un masque de compassion. C’était le vieux joueur de violon, penché sur lui. « Companero – » commença-t-il. Et puis il ne fut plus là.
À présent le mot « pelado » se mit à remplir toute sa conscience. Cela avait été celui de Hugh, pour désigner le voleur : maintenant, quelqu’un lui avait jeté cette insulte. Et ce fut comme si, un moment, il était devenu le pelado, le voleur – oui, le chapardeur des idées absurdes et embrouillées d’où avait germé son rejet de la vie, celui qui avait porté ses deux ou trois petits chapeaux melons, ses déguisements, par-dessus ces abstractions : maintenant la plus réelle de toutes se faisait proche. Mais aussi, quelqu’un l’avait appelé « companero », ce qui était mieux, beaucoup mieux. Il en était heureux. Ces pensées qui lui dérivaient par l’esprit s’accompagnaient d’une musique qu’il ne percevait qu’en écoutant bien attentivement. Mozart, n’est-ce pas ? La Siciliana. Le finale du quatuor en ré mineur par Moses. Non, c’était quelque chose de funèbre, peut-être du Gluck, d’Alceste. La qualité, pourtant, en rappelait Bach. Bach ? Un clavicorde, entendu de fort loin, au dix-septième siècle en Angleterre. Angleterre ? Les accords d’une guitare aussi, se perdant à demi, se mêlant à la clameur lointaine d’une cascade et à ce qui résonnait comme les cris de l’amour.
Il était au Cachemire, il le savait, couché dans les prairies près de l’eau courante parmi les violettes et le trèfle, l’Himalaya plus loin, ce qui rendait d’autant plus remarquable qu’il prît soudain le départ, avec Hugh et Yvonne, pour l’ascension du Popocatepetl. Déjà ils avaient de l’avance. « Pourriez-vous cueillir la bougainvillée ? » entendait-il dire à Hugh, « et, « Prenez garde », répondait Yvonne, « ça a des piquants dessus, et il faut bien regarder pour être sûr qu’il n’y a pas de scorpions. » « Nous fousillons lés escopions au Mexique », grommelait une autre voix. Là-dessus Hugh et Yvonne disparurent. Il les soupçonna d’avoir non seulement escaladé le Popocatepetl, mais d’être depuis le temps loin au-delà. Seul et endolori, il peinait sur la pente des contreforts vers Amecameca. Avec lunettes de glacier ventilées, avec alpenstock, avec moufles et bonnet de laine enfoncé jusqu’aux oreilles, avec des poches pleines de pruneaux et de raisins secs et de noix, avec un bocal de riz dépassant d’une poche de veston et de l’autre le prospectus de l’Hôtel Fausto, il se trouvait littéralement écrasé. Il ne pouvait aller plus loin. Épuisé, réduit à l’impuissance, il s’écroulait par terre. Pas un qui l’aiderait, même s’il le pouvait. Il était à cette heure celui qui se meurt au bord de la route où ne fera halte nul bon Samaritain. Mais ce qu’il y avait de troublant, c’était ce bruit de rires à ses oreilles, de voix : ah, on venait à son secours, enfin. « Il était dans une ambulance qui au cri de sa sirène traversait la jungle même, filait, grimpant la pente dépassant la ligne de végétation vers la cime – et c’était là bien sûr un moyen d’y parvenir ! – cependant que ces voix autour de lui étaient celles d’amis, de Jacques et de Vigil, ils feraient la part des choses, mettraient l’esprit d’Yvonne et de Hugh au repos à son sujet. « No se puede vivir sin amar », diraient-ils, ce qui expliquerait tout, et il répéta ces mots à haute voix. Comment avait-il pu penser tant de mal du monde quand le secours avait été là de tout temps ? Et maintenant il était parvenu au sommet. Ah, Yvonne, chérie, pardonne-moi ! De puissantes mains le soulevaient. Ouvrant les yeux, il regarda en bas, s’attendant à voir, au-dessous de lui, la jungle magnifique, les hauteurs, le Pic d’Orizabe, Malinche, Cofre de Perote, tels ces pics de sa vie conquis l’un après l’autre avant que la plus grande de toutes ces ascensions, celle-ci, fût heureusement, sinon dans les règles, menée à bout. Mais il n’y avait rien là : pas de pics, pas de vie, pas d’ascension. « Et ce sommet n’était pas non plus exactement un sommet : ça n’avait pas de substance, pas de base solide. Quoi qu’il en fût, ça croulait aussi, ça s’effondrait tandis que lui-même tombait, tombait dans le volcan, qu’il avait dû escalader après tout, bien qu’il y eût maintenant à ses oreilles cet horrible bruit de lave insinuante, c’était une éruption, pourtant non, ce n’était pas le volcan, c’était le monde lui-même qui explosait, explosait en noirs jets de villages catapultés dans l’espace, lui-même tombant au travers de tout, au travers de l’inconcevable pandémonium d’un million de tanks, au travers du flamboiement de dix millions de corps en feu, tombant, dans une forêt, tombant –
Soudain il hurla, et ce fut comme si ce hurlement était projeté d’un arbre à l’autre au retour des échos puis, comme si les arbres eux-mêmes s’approchaient, serrés l’un contre l’autre, se penchaient sur lui, pleins de pitié…
Quelqu’un jeta un chien mort après lui dans le ravin.
QUE ES SUYO ?
¡ EVITE QUE SUS HIJOS LO DESTRUYAN ! »
« You never know what is enough
unless you know what, is more than enough
William Blake. Proverbe of Hell