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Roland Barthes | La Mort de l’Auteur
Naissance du lecteur
vendredi 1er avril 2022
Dans sa nouvelle, Sarrasine, Balzac, parlant d’un castrat déguisé en femme, écrit cette phrase : « C’était la femme, avec ses peurs soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans cause, ses bravades et sa délicieuse finesse de sentiments. » Qui parle ainsi ? Est-ce le héros de la nouvelle, intéressé à ignorer le castrat qui se cache sous la femme ? Est-ce l’individu Balzac, pourvu par son expérience personnelle d’une philosophie de la femme ? Est-ce l’auteur Balzac, professant des idées » littéraires » sur la féminité ? Est-ce la sagesse universelle ? La psychologie romantique ? Il sera à tout jamais impossible de le savoir, pour la bonne raison que l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine. L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit. Sans doute en a-t-il toujours été ainsi : dès qu’un fait est raconté, à des fins intransitives, et non plus pour agir directement sur le réel, c’est-à-dire finalement hors de toute fonction autre que l’exercice même du symbole, ce décrochage se produit, la voix perd son origine, l’auteur entre dans sa propre mort, l’écriture commence. Cependant, le sentiment de ce phénomène a été variable ; dans les sociétés ethnographiques, le récit n’est jamais pris en charge par une personne, mais par un médiateur, shaman ou récitant, dont on peut à la rigueur admirer la « performance » (c’est-à-dire la maîtrise du code narratif), mais jamais le « génie ». L’auteur est un personnage moderne, produit sans doute par notre société dans la mesure où, au sortir du Moyen Âge, avec l’empirisme anglais, le rationalisme français, et la foi personnelle de la Réforme, elle a découvert le prestige de l’individu, ou, comme on dit plus noblement, de la « personne humaine ». Il est donc logique que, en matière de littérature, ce soit le positivisme, résumé et aboutissement de l’idéologie capitaliste, qui ail accordé la plus grande importance à la « personne » de l’auteur. L’auteur règne encore dans les manuels d’histoire littéraire, les biographies d’écrivains, les interviews des magazines, et dans la conscience même des littérateurs, soucieux de joindre, grâce à leur journal intime, leur personne et leur œuvre ; l’image de la littérature que l’on peut trouver dans la culture courante est tyranniquement centrée sur l’auteur, sa personne, son histoire, ses goûts, ses passions : la critique consiste encore, la plupart du temps, à dire que l’œuvre de Baudelaire, c’est l’échec de l’homme Baudelaire, celle de Van Gogh, c’est sa folie, celle de Tchaïkovski, c’est son vice : l’explicationde l’œuvre est toujours cherchée du côté de celui qui l’a produite, comme si, à travers l’allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c’était toujours finalement la voix d’une seule et même personne, l’auteur, qui livrait sa « confidence ».
Bien que l’empire de l’Auteur soit encore très puissant (la nouvelle critique n’a fait bien souvent que le consolider), il va de soi que certains écrivains ont depuis longtemps déjà tenté de l’ébranler. En France, Mallarmé, sans doute le premier, a vu et prévu dans toute son ampleur la nécessité de substituer le langage lui-même à celui qui jusque-là était censé en être le propriétaire ; pour lui, comme pour nous, c’est le langage qui parle, ce n’est pas l’auteur ; écrire , c’est, à travers une impersonnalité préalable – que l’on ne saurait à aucun moment confondre avec l’objectivité castratrice du romancier réaliste –, atteindre ce point où seul le langage agit, « performe » et non « moi » : toute la poétique de Mallarmé consiste à supprimer l’auteur au profit de l’écriture (ce qui est, on le verra, rendre sa place au lecteur). Valéry, tout embarrassé dans une psychologie du Moi, édulcora beaucoup la théorie mallarméenne, mais se reportant par goût du classicisme aux leçons de la rhétorique, il ne cessa de tourner en doute et en dérision l’Auteur, accentua la nature linguistique et comme « hasardeuse » de son activité, et revendiqua tout au long de ses livres en prose en faveur de la condition essentiellement verbale de la littérature, en face de laquelle tout recours à l’intériorité de l’écrivain lui paraissait pure superstition. Proust lui-même, en dépit du caractère apparemment psychologique de ce que l’on appelle ses analyses, se donna visiblement pour tâche de brouiller inexorablement, par une subtilisation extrême, le rapport de l’écrivain et de ses personnages : en faisant du narrateur non celui qui a vu ou senti, ni même celui qui écrit, mais celui qui va écrire (le jeune homme du roman – mais, au fait, quel âge a-t-il et qui est-il ? – veut écrire, mais il ne le peut, et le roman finit quand enfin l’écriture devient possible), Proust a donné à l’écriture moderne son épopée : par un renversement radical, au lieu de mettre sa vie dans son roman, comme on le dit si souvent, il fit de sa vie même une œuvre dont son propre livre fut comme le modèle, en sorte qu’il nous soit bien évident que ce n’est pas Charlus qui imite Montesquiou , mais que Montesquiou, dans sa réalité anecdotique, historique, n’est qu’un fragment secondaire, dérivé, de Charlus. Le Surréalisme enfin, pour en rester à cette préhistoire de la modernité, ne pouvait sans doute attribuer au langage une place souveraine, dans la mesure où le langage est système, et où ce qui était visé par ce mouvement, c’était, romantiquement, une subversion directe des codes – d’ailleurs illusoire, car un code ne peut se détruire, on peut seulement le « jouer » – ; mais en recommandant sans cesse de décevoir brusquement les sens attendus (c’était la fameuse « saccade » surréaliste),en confiant à la main le soin d’écrire aussi vite que possible ce que la tête même ignore (c’était l’écriture automatique), en acceptant le principe et l’expérience d’une écriture à plusieurs, le Surréalisme a contribué à désacraliser l’image de l’Auteur. Enfin, hors la littérature elle-même (à vrai dire, ces distinctions deviennent périmées), la linguistique vient de fournir à la destruction de l’Auteur un instrument analytique précieux, en montrant que l’énonciation dans son entier est un processus vide, qui fonctionne parfaitement sans qu’il soit nécessaire de le remplir par la personne des interlocuteurs : linguistiquement, l’Auteur n’est jamais rien de plus que celui qui écrit, tout comme je n’est autre celui qui dit je : le langage connaît un« sujet », non une « personne », et ce sujet, vide en dehors de l’énonciation même qui le définit, suffit à faire« tenir » le langage, c’est-à-dire à l’épuiser.
L’éloignement de l’Auteur (avec Brecht, on pourrait parler ici d’un véritable « distancement », l’Auteur diminuant comme une figurine tout au bout de- la scène littéraire) n’est pas seulement un fait historique ou un acte d’écriture : il transforme de fond en comble le texte moderne (ou – ce qui est la même chose – le texte est désormais fait et lu de telle sorte qu’en lui, à tous ses niveaux, l’auteur s’absente). Le temps, d’abord, n’est plus le même. L’Auteur, lorsqu’on y croit, est toujours conçu comme le passé de son propre livre : le livre et l’auteur se placent d’eux-mêmes . sur une même ligne, distribuée comme un avant et un après : l’Auteur est censé nourrir le livre, c’est-à-dire qu’il existe avant lui, pense, souffre, vit pour lui il est avec son œuvre dans le même rapport d’antécédence qu’un père entretient avec son enfant. Tout au contraire, le scripteur moderne naît en même temps que son texte ; il n’est d’aucune façon pourvu d’un être qui précéderait ou excéderait son écriture, il n’est en rien le sujet dont son livre serait le prédicat ; il n’y a d’autre temps que celui de l’énonciation, et tout texte est écrit éternellement ici et maintenant. C’est que (ou il s’ensuit que) écrire ne peut plus désigner une opération d’enregistrement, de constatation, de représentation, de « peinture » (comme disaient les Classiques), mais bien ce que les linguistes, à la suite de la philosophie oxfordienne, appellent un performance forme verbale rare ( exclusivement donnée à la première personne et au présent), dans laquelle l’énonciation n’a d’autre contenu (d’autre énoncé) que l’acte par lequel elle se profère : quelque chose comme le je déclare des rois ou le Je chante des très anciens poètes ; le scripteur moderne, ayant enterré l’Auteur, ne peut donc plus croire, selon la vue pathétique de ses prédécesseurs, que sa main est trop lente pour sa pensée ou sa passion, et qu’en conséquence, faisant une loi de la nécessité, il doit accentuer ce retard et « travailler » indéfiniment sa forme ; pour lui, au contraire, sa main, détachée de toute voix, portée par un pur geste d’inscription (et non d’expression), trace un champ sans origine – ou qui, du moins, n’a d’autre origine que le langage lui-même, c’est-à-dire cela même qui sans cesse remet en cause toute origine. Nous savons maintenant qu’un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le « message » de l’Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques. et dont le profond ridicule désigne précisémentla vérité de l’écriture, l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures. de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l’une d’elles ; voudrait-il s’exprimer, du moins devrait-il savoir que la« chose » intérieure qu’il a la prétention de « traduire » n’ elle-même qu’un dictionnaire tout composé dont les mots peuvent s’expliquer qu’à travers d’autres mots, et ceci indéfiniment : aventure qui advint exemplairement au jeune Thomas de Quincey, si fort en grec que pour traduire dans cette langue morte des idées et des images absolument modernes, nous dit Baudelaire,« il avait créé pour lui un dictionnaire toujours prêt, bien autrement complexe et étendu que celui qui résulte de la vulgaire patience des thèmes purement littéraires » (Les Paradis artificiels) ; succédant à l’Auteur, le scripteur n’a plus en lui passions, humeurs, sentiments, impressions, mais cet immense dictionnaire où il puise une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt : la vie ne fait jamais qu’imiter le livre, et ce livre lui-même n’est qu’un tissu de signes, imitation perdue, infiniment reculée. L’Auteur une fois éloigné, la prétention de « déchiffrer » un texte devient tout à fait inutile. Donner un Auteur à un texte, c’est imposer à ce texte un cran d’arrêt, c’est le pourvoir d’un signifié dernier, c’est fermer l’écriture. Cette conception convient très bien à la critique, qui veut alors se donner pour tâche importante de découvrir l’Auteur (ou ses hypostases : la société, l’histoire, la psyché, la liberté) sous l’œuvre : l’Auteur trouvé, le texte est « expliqué », le critique a vaincu ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, historiquement, le règne de l’Auteur ait été aussi celui du Critique, mais aussi à ce que la critique (fût-elle nouvelle) soit aujourd’hui ébranlée en même temps que l’Auteur. Dans l’écriture multiple, en effet, tout est à démêler mais rien n’est à déchiffrer ; la structure peut être subie, « filée » (comme on dit d’une maille de bas qui part) en toutes ses reprises et à tous ses étages, mais il n’y a pas de fond ; l’espace de l’écriture est à parcourir, il n’est pas à percer ; l’écriture pose sans cesse du sens mais c’est toujours pour l’évaporer : elle procède à une exemption systématique du sens. Par là même, la littérature (il vaudrait mieux dire désormais l’écriture), en refusant d’assigner au texte (et au monde comme texte) un« secret », c’est-à-dire un sens ultime, libère une activité que l’on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d’arrêter le sens, c’est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi.Revenons à la phrase de Balzac. Personne (c’est-à-dire aucune « personne ») ne la dit : sa source, sa voix, n’est pas le vrai lieu de l’écriture, c’est la lecture. Un autre exemple fort précis peut le faire comprendre : des recherches récentes (J.-P. Vernant) ont mis en lumière la nature constitutivement ambiguë de la tragédie grecque ; le texte y est tissé de mots à sens double, que chaque personnage comprend unilatéralement (ce malentendu perpétuel est précisément le « tragique ») : il y a cependant quelqu’un qui entend chaque mol dans sa duplicité, et entend de plus, si l’on peut dire, la surdité même des personnages qui parlent devant lui : ce quelqu’un est précisément le lecteur (ou ici l’auditeur). Ainsi se dévoile l’être total de l’écriture : un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où celte multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur : le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite écriture ; l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination. mais cette destination ne peut plus être personnelle : le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu’un qui lient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l’écrit. C’est pourquoi il est dérisoire d’entendre condamner la nouvelle écriture au nom d’un humanisme qui se fait hypocritement le champion des droits du lecteur. Le lecteur, la critique classique ne s’en est jamais occupée ; pour elle, il n’y a pas d’autre homme dans la littérature que celui qui écrit. Nous commençons maintenant à ne plus être dupes de ces sortes d’antiphrases, par lesquelles la bonne société récrimine superbement en faveur de ce que précisément elle écarte, ignore, étouffe ou détruit ; nous savons que, pour rendre à l’écriture son avenir, il faut en renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur.