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Walter Benjamin | « Le caractère destructeur »
Voir partout des chemins
samedi 16 novembre 2019
Jetant un regard rétrospectif sur sa vie, il se pourrait qu’un homme se rende compte que presque toutes les relations approfondies qu’il a connues avaient trait à des personnes dont tout le monde admettait le « caractère destructeur ». Un jour, par hasard peut-être, il ferait cette découverte, et plus le choc qu’elle lui causerait serait violent, plus il aurait de chances de parvenir à dresser un portrait du caractère destructeur.
Le caractère destructeur ne connaît qu’un seul mot d’ordre : faire de la place ; qu’une seule activité : déblayer. Son besoin d’air frais et d’espace libre est plus fort que toute haine.
Le caractère destructeur est jeune et enjoué. Détruire en effet nous rajeunit, parce que nous effaçons par là les traces de notre âge, et nous réjouit, parce que déblayer signifie pour le destructeur résoudre parfaitement son propre état, voire en extraire la racine carrée. À plus forte raison, on parvient à une telle image apollinienne du destructeur lorsqu’on s’aperçoit à quel point le mode se trouve simplifié dès lors qu’on le considère comme digne de destruction. Tout ce qui existe se trouve ainsi harmonieusement entouré d’un immense ruban. C’est là une vue qui procure au caractère destructeur un spectacle de la plus profonde harmonie.
Le caractère destructeur est toujours d’attaque. Indirectement du moins, c’est la nature qui lui prescrit son rythme ; car il doit la devancer. Faute de quoi, elle se chargera elle-même de la destruction.
Le caractère destructeur n’a aucune idée en tête. Ses besoins sont réduits ; avant tout, il n’a nul besoin de savoir ce qui subsistera à ce qui a été détruit. D’abord, un instant du moins, l’espace vide, la place où l’objet se trouvait, où la victime vivait. On trouvera bien quelqu’un qui en aura besoin sans chercher à l’occuper.
Le caractère destructeur fait son travail et n’évite que la création. De même que le créateur cherche la solitude, le destructeur doit continuellement s’entourer de gens, témoins de son efficacité.
Le caractère destructeur est un signal. De même qu’un repère trigonométrique est exposé à tout vent, il est exposé à tous les racontars. Vouloir l’en protéger n’a pas de sens.
Le caractère destructeur ne souhaite nullement être compris. À ses yeux, tout effort allant dans ce sens est superficiel. Le malentendu ne peut l’atteindre. Au contraire, il le provoque, comme l’ont provoqué les oracles, ces institutions destructrices établies par l’État. Le phénomène le plus petit-bourgeois qui soit, le commérage, ne surgit que parce que les gens ne souhaitent pas être mal compris. Le caractère destructeur accepte le malentendu ; il n’encourage pas le commérage.
Le caractère destructeur est l’ennemi de l’homme en étui. Ce dernier cherche le confort, dont la coquille est la quintessence. L’intérieur de la coquille est la trace tapissée de velours qu’il a imprimée sur le monde. Le caractère destructeur efface même les traces de la destruction.
Le caractère destructeur rejoint le front des traditionalistes. Certains transmettent les choses en les rendant intangibles et en les conservant ; d’autres transmettent les situations en les rendant maniables et en les liquidant. Ce sont ces derniers que l’on appelle les destructeurs.
Le caractère destructeur possède la conscience de l’homme historique, son impulsion fondamentale est une méfiance insurmontable à l’égard du cours des choses, et l’empressement à constater à chaque instant que tout peut mal tourner. De ce fait le caractère destructeur est la fiabilité même.
Aux yeux du caractère destructeur rien n’est durable. C’est pour cette raison précisément qu’il voit partout des chemins. Là où d’autres butent sur des murs ou des montagnes, il voit encore un chemin. Mais comme il en voit partout, il lui faut partout les déblayer. Pas toujours par la force brutale, parfois par une force plus noble. Voyant partout des chemins, il est lui-même toujours à la croisée des chemins. Aucun instant ne peut connaître le suivant. Il démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui les traverse.
Le caractère destructeur n’a pas le sentiment que la vie vaut d’être vécue, mais que le suicide ne vaut pas la peine d’être commis.