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Babylone | Marseille, image première

Que tombe Babylone

lundi 1er septembre 2025


Les Carnets de Babylone
Parution le 12 septembre 2025 – éditions de l’Arbre Vengeur

La terre tremble et danse, parce qu’il s’accomplit, le projet de Yhwh contre Babylone :
Faire de Babylone une ruine où personne n’habite.

Livre de Jérémie, 51:29.
Traduction François Bon et Léo Laberge


La Place du Marché des Capucins se dresse au centre imaginaire de la ville – autour étoile le monde : s’étend ce qui n’a de fin qu’ici où Marseille échoue à mes pieds. Voici donc ce point exact où tout converge, pensé-je, tandis que devant moi l’ancienne grande Hall devenue une bouche de métro vomissait sa foule. Les inscriptions sur la façade jetait sur toute la réalité sa beauté, atroce et lente, le temps qu’il fallait pour tout lire était considérable. L’image ne rend pas l’impression définitive de cette bibliothèque inachevable et de l’appel terrible que lançait la vision.

C’est l’image première. Septembre 2022, j’achevais la vie d’Etienne Brûlé écrite dans le désir de raconter celle de la mort du Nouveau Monde – et inversement bien sûr, secrètement. Raconter une vie, lue à travers quelques minces textes qui la réinventent, ou aperçue derrière le monde qu’elle ouvrait furieusement, dans les silences perdues derrière les forêts primordiales : Koltès, Saint-Just, et Etienne Brûlé avaient dessiné en moi la constellation fraternelle de ces vies qui soulèvent et donnent terriblement le désir d’autres vies, d’autres manières de les vivre dans des mondes renversés.

Autour, c’est justement ce monde qui faisait obstacle – pas seulement à ces vies, mais à ce qu’elles avaient pu rendre possibles. Oui, ce qu’il fallait abattre cernait où que le regard porte.

Et puis, la grande Hall du Marché des Capucins joyeusement dévasté après une manifestation.

Les graffitis, la folie furieuse, l’écriture à même la paroi haïssable du monde, affresco.

Et comme en légende de la splendeur, l’inscription là-dessous, qui donnait la clé. « Que tombe Babylone ».


Comment ! Toi, parmi les nations devenue dévastation, Babylone !
La mer est montée contre Babylone, la noyée dans ses flots en tumulte,
Terre où n’habite personne, où quiconque ne passe.
Je vais visiter Bel à Babel,
Je lui ferai sortir de la bouche ce qu’il avalé,
Et les nations n’afflueront plus vers lui,
Même les murs de Babylone tomberont !

J., 51:41.


Quelques jours plus tard, les premières lignes. Et puis, des pages plus loin, tout arrêter pour lire — des histoires de la Mésopotamie ancienne et des oracles rasta, des poèmes surréalistes et des traités sur l’écriture, des hypothèses sur les cavernes et le feu, des drames antiques, des relations de voyages et des lettres d’amour : tout y était, dans le désordre.

Babylone, première ville du monde, où s’inventèrent l’écriture et le culte des dieux — puisque c’est tout un – n’est pas distinct du monde qui s’y joue et prolifère entre ces murs. Elle n’est pas séparée non plus du discours que l’on porte sur cette ville et des fantasmes qu’on lui jette au visage, de la haine qu’on lui voue, de l’oubli. Raconter la vie de Babylone aura donc été cela : écrire aussi tout ce par quoi on passe quand devant soi quelqu’un lâche ce mot, Babylone, et que soudain des images naissent et disparaissent.

Mais j’aurais voulu dire aussi la largeur des enceintes et le nombre d’esclaves morts pour la restaurer sous Nabuchodonosor II, dire le son des voyelles et le claquement de langue quand on crie Marduk, l’accent des faubourgs ouest, la silhouette de Shamash, et comment on enterre ses morts. Ce que vit Alexandre quand il passa la Porte. Tout ce qu’on ne peut pas dire, mais qu’on sait, là ; parce que quelque chose se dit aussi de nous et qui nous échappe.

Construire Babylone avait été ce geste de commencer le monde. Haïr Babylone — vouloir qu’elle tombe — désire conjurer ce commencement, tout clore afin que tout advienne.

Babylone est la ville où se déroule Prologue, le roman inachevé de Bernard-Marie Koltès — ceci dit comme un sceau.


Elle aussi va tomber, Babylone, ô transpercés d’Israël,
Comme sont tombés pour Babylone, tous les transpercés de la terre.

J. 51:49.


L’autre sceau est le livre ouvert devant moi quand j’écris ces lignes, la Bible dans la traduction Bayard — dont j’arrache presqu’au hasard sous l’orage ce soir des fragments dans la parole de Jérémie : basse continue de tous ces mois.

Que tombe Babylone a longtemps été le titre du livre, tandis qu’il s’écrivait, ligne à ligne, s’arrachait à cette poussière vouée au livre. Je dépose ici l’image.


Même si Babylone s’élevait jusqu’au cieux,
Même si elle consolidait jusqu’au firmament sa forteresse,
Ils viendraint de ma part, les ravageurs — sentence de Yhwh.
Cri d’appel depuis Babylone !
Grande destruction au pays de Chaldée !

J., 51:53.


Le lendemain de la manifestation, la façade avait été soigneusement nettoyée bien sûr et tout avait disparu.