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Babylone | Une constellation
Ce qui reste : dette à l’égard de quelques livres lus et leçons
samedi 13 septembre 2025

Parution le 12 septembre 2025 – éditions de l’Arbre Vengeur
Ce qui reste — des livres épars sur le sol comme ils l’ont été, ces années, en moi. Ce qui est le plus précieux après l’écriture d’un livre tient peut-être à ce qui nous a conduits vers lui : en partie, les livres alliés de ces temps dans quoi chercher des forces, ou le chemin du livre. S’agissant de cette « biographie » de Babylone, avoir fait flèche de tout bois : dictionnaires, épopées, traités d’archéologie, essais sur l’invention de l’écriture — ce soir, tout ce qui avait nourri pendant ces années l’écriture de Babylone gît donc là, dans ce désordre qui raconte mieux que je ne pourrai le faire ce trajet.
Écrire, c’était une nouvelle fois accepter de se perdre : le labyrinthe était ici redoutable, monstrueux, et j’ai à bien des reprises failli être dévoré. Le monstre n’était pas fait que de briques et de murs d’enceintes, mais de milliers de signes qu’il a laissés, et de bien plus encore qu’il en a fait écrire. Les tablettes cunéiformes côtoient les récits bibliques, Hérodote dialogue avec les archéologues contemporains et Echenoz, l’épopée de Gilgamesh — ses mille traductions — résonne avec les fantasmes d’Hollywood. Chaque livre ouvert en appelait trois autres. Chaque certitude historique, ces bêtises provisoires, révélait ses failles et ses zones d’ombre où ont proliféré les légendes et dans lesquelles je me suis jeté à corps perdu.
Si chaque lecture déplaçait les lignes et modifiait la perspective, elle ouvrait le portrait de la ville en terrible visage toujours mouvant. Il fallait comprendre que c’était cela qu’il s’agissait d’écrire peut-être : moins ce visage, que ce déplacement vers nous d’une masse de désir et de peur comme une ombre derrière nous qui fond sur nos pas sous la lune immobile et dont on voit la forme se multiplier sur le sol.
Les livres raconteraient peut-être tous la même histoire : que Babylone n’existe pas en dehors de ce que ces livres en disent, en font. Alors, il a fallu les refermer pour se livrer aux images impossibles : et se laisser hanter ?
Oui, il y a ces livres et tout ce qui entre eux et les jours, les nuits, et qui tramait d’autres complots. Ils ne furent pas tant des sources qu’une constellation. Et ce qu’ils m’ont enseigné finalement — bien plus que la chronique des rois et de l’art de la divination, des mythes de la création ou de l’organisation des pouvoirs, le règlement des cultes et de la justice, la sidérante aventure du cunéiforme, de son oubli et de sa redécouverte, la manière de s’embraser au XVIIIe siècle avant notre ère ou de mourir — aura été l’art de dompter le vertige, et de s’en rêver l’illusoire dompteur, quand je n’en étais que l’instrument de son prolongement.
Mais il y eut autre chose encore, ce travail paranoïaque qui est l’art d’écrire et de se mettre à traquer les signes : et dès lors que la traque commence, tout conspire. Il y a eu tant de livres lus qui sans le savoir ne faisaient que parler de Babylone. Et je compris, assez vite, je crois, que tous les livres que j’ai lus de toute ma vie ne faisaient que cela, parler de Babylone. Que cette ville était le nom secret de ce que cherche tout livre : pas seulement la tour impossible, le langage universel, ou l’effondrement et la renaissance perpétuelle, mais enclore le monde entre des murs et en désigner le centre et le vouer à la destruction pour qu’elle puisse vivre dans le langage qui en est la malédiction, le savoir, et le véritable empire où elle ne cesse de s’étendre encore.
