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Koltès | Mambrino, et cette voix qui dialogue avec le silence
jeudi 26 février 2015
Le père Jean Mambrino, poète, traducteur, critique, est l’auteur d’une œuvre discrète et sensible, exigeante. Il a été l’enseignant d’anglais de Bernard-Marie Koltès au lycée jésuite Saint-Clément de Metz. Il l’accompagne dans ces premières années d’écriture. Lui fait lire Dostoievski et Claudel. La Bible et Shakespeare. Dans ses cours d’anglais, on parle de théâtre et de l’engagement qu’il faut pour s’y affronter. Le père Mambrino — Max, comme le surnomment ses élèves — lit les premiers textes du jeune Koltès, va voir les premiers spectacles confidentiels que monte lui-même à Strasbourg cet auteur de vingt ans. Presque dix ans plus tard, c’est lui qui écrit la première critique d’un de ses spectacles : c’est une pièce presque secrète que joue l’ami de Koltès, Yves Ferry, pour qui il a écrit un monologue monté dans le off d’Avignon l’été 1977 ; tous les soirs quinze, vingt personnes. Une reprise est jouée à Paris, l’automne, mise en scène par Moni Grégo, au T.E.P, qui pour la première fois atteint son public. C’est ce spectacle que le Père Mambrino voit — il écrit quelques mots dans la revue jésuite Études, au sein de laquelle il possède une rubrique Carnet de théâtre. Je trouve ces pages dans Gallica. J’en recopie dans mes Carnets l’ensemble, déposé là presque quarante ans après. La Nuit juste avant les forêts commençait à peine. En 1989, un peu plus de dix ans après ces mots, dans le cimetière Montmartre, c’est le Père Mambrino qui dira les dernières prières pour l’homme qu’on déposait ici, que la terre lui soit légère.
image : nuit sur Marseille, novembre 2014
Une voix nouvelle, rauque et blessée, violente, silencieuse, irriguée d’une enfance secrète. La voix d’un jeune auteur qui pour la première fois atteint son public.
Un homme, assis à une table de café, tente de retenir par tous les mots qu’il peut trouver, un inconnu qu’il a abordé au coin d’une rue, un soir où il est seul. Il lui parle de son univers : une banlieue où il pleut, où l’on est étranger, où l’on ne travaille plus. Un monde nocturne qu’il traverse, pour fuir, sans se retourner. Il lui parle de tout et de l’amour, comme on ne peut jamais en parler, sauf à un inconnu comme celui-là, un enfant peut-être, silencieux, immobile.
Ainsi Bernard Koltès présente-t-il lui-même sa pièce, monologue d’une étrange puissance, qui peu à peu nous envoûte, nous fascine, nous emporte. Impossible de s’échapper, de ne pas entendre le cri qui nous appelle, nous interpelle du fond de la nuit. C’est bien là la voix, presque d’outre-tombe, de ceux qui n’ont jamais la parole, qui errent aux frontières de l’existence, dans les marges du monde. Voix crépusculaire, où l’angoisse filtre dans l’éboulement des mots, une peine, une plainte si profonde ! Mais au fond d’elle on entend battre je ne sais quelle incompréhensible tendresse, venue peut-être de l’enfant qui écoute — et qui est en nous. On dirait qu’un visage s’ouvre derrière le visage, un souffle derrière le souffle, par où s’exhale plus que l’espoir d’une délivrance, le ciel lui-même, immense, s’élargissant, peu à peu devenu lumière. Bien que ce soit de nuit. On n’oubliera plus cette voix qui dialogue avec le silence. »