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Koltès | Hamlet monologues
dimanche 29 janvier 2012
Dans la Matinée.
La salle du trône, non apprêtée.
Hamlet, seul.
Il s’avance, du fond de la scène jusqu’au devant, maladroitement, comme perdu au milieu du plateau, toujours prêt à s’enfuir.
HAMLET. — Voilà bien, pourtant, le travail ordinaire d’un bon comédien !
Je sais : la peau devrait être livide, les yeux plein de larmes, les bras, les jambes, les gestes devenus fous, et la voix, brisée. Comédien ! Pour rien, pour une histoire fausse, pour l’ombre d’une douleur, te voici qui soumets ton âme et ton corps à la volonté de ta tête. Pour rien, pour rien ! Cela est monstrueux
Mais moi, je ne suis qu’un valet, un ignoble esclave.
Hamlet, rôle pour comédien !
Je vois : la scène noyée de larmes, les cœurs déchirés de cris, le public affolé, les coupables qui s’inquiètent, les innocents ont peur, les ignorants s’égarent, les regards, les lèvres, les mains ne se tiennent plus.
Mais moi, moi ! Je ne suis que froussard, inerte, obtus, je suis là et je ne fais rien, rien, rien. Pourtant, je sais ce qui m’attend. Moi !
Fils de roi, fils de victime, poussé par le ciel et l’enfer à venger, moi, je reste là, maintenant ; et avec ces mots, je me déballe comme une putain.
Mais je sais ce qui m’attend. Qui commencera ? Qui me traite de lâche ? Qui me traite d’infâme ? Qui me cassera la figure ? Qui donc le premier m’arrachera les cheveux, me tirera par le nez, m’enfoncera dans la gorge mes mensonges jusqu’aux poumons ? Qui me fera cela, qui ?
Mais voyez : n’ai-je pas le foie d’un pigeon ?
Comment, autrement, expliquer que tout ne soit pas fini ?
Les ventres des oiseaux devraient déjà être pleins des tripes de ce chien.
La Nuit.
Sur les remparts, au-dessus de la mer.
Hamlet, devant le cadavre d’Ophélie.
HAMLET. — Pourquoi, pourquoi toujours admettre, et baisser la tête, ou dormir ?
Ah, dormir, dormir !
Jusqu’où supporter cela ? Qui le peut, s’il ne dort pas ?
Le pouvoir, l’insulte de son existence, le mépris de ceux qui le tiennent ! L’orgueil des gens bien placés, la puissance des bonnes places ! La loi, le mensonge de la loi ! Tout, pourri par cela.
Comment continuer à plier, comment accepter de gémir ? Qui peut se taire, alors qu’un coup de poignard peut le délivrer ?
Mourir, dormir, rien d’autre.
Il suffit donc de la peur des terres inconnues pour troubler ce projet, et faire préférer les malheurs habituels aux autres, ignorés et obscurs.
Mourir, dormir, rêver peut-être.
Penser que le sommeil finira la souffrance. Mais avant la peur, elle, est là pour retenir.
Être ou non ? c’est la question. Supporter encore ce hasard, ou bien faire front, prendre les armes, et tout finir ?
La réflexion, c’est elle qui nous fait lâches.
Bernard-Marie Koltès, Le Jour des meurtres dans l’histoire de Hamlet (1974)