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Bernard-Marie Koltès | 9 avril 1948

jeudi 9 avril 2020

Note du 15 avril 2020

Bernard-Marie Koltès aurait eu 72 ans aujourd’hui.

« Dans l’obscurité de la cabine, la bouche souriante, aux lèvres noircies, vide de dents, crachotait depuis longtemps dans l’appareil téléphonique, et Tragard avait pris des notes.
Puis il y eut un silence. Calmement, Tragard finit par dire :
« Alors ainsi, comme si l’on était tout à coup étrangers, on effacerait tout : rien avant, rien après, plus jamais rien, on ne se connaît pas. Dis-moi : est-ce que je n’ai pourtant pas tout fait ? Est-ce que je n’ai pas encore prouvé ? (Silence). D’ailleurs, où voudrais-tu aller ? (Silence). Tu n’as plus confiance en moi ? C’est cela ? Ou c’est de la colère, de la méchanceté ? Dis-moi. » Il y eut encore du silence, et la bouche vide cracha à nouveau, très vite :
« Si je ne parle pas, on ne me parle plus. Si je ne vais pas vers quelqu’un, on ne vient plus vers moi. Si je m’enferme quelque part, personne ne me cherche plus.
Si je me tais pour toujours, plus jamais je n’entendrai quelqu’un me parler. »
(Silence).
« Et si je voulais guérir ? »
Tragard se mit à rire :
« Tu me prends pour une maladie ? »
Puis il raccrocha. »

La Fuite à cheval très loin dans la ville., Minuit, 1984.


Note du 15 avril 2019

Bernard-Marie Koltès aurait eu 71 ans aujourd’hui.

Mann sortit dans le monde comme la plupart, la tête la première, ouvrit les yeux plus vite que la plupart ; et ce qu’il vit — ou plutôt qu’il entrevit dans l’obscurité de la salle noire du hammam — , il l’appela papa, comme chacun ; plus exactement, il appela les mains qui le tiraient de là : papa, et la bouche qui commença sur-le-champ, avant même qu’il soit complètement sorti, à lui expliquer la vie, les hommes, l’histoire, dieu et l’enfer, et le sens dans lequel il convient d’avancer : papa ; ou du moins eût-t-il le désir de le faire, et son désir résonna dans la salle comme ces affreux premiers cris des bébés. C’est pendant ces quatre minutes silencieuses, totalement, que dura la chute (par d’autres aspects si mystérieuse) de Mann dans le monde, dans un coin de la troisième salle du hammam de la rue de Tombouctou, à la tombée du jour entre le temps réservé aux femmes (quatorze heures - dix-huit heures) et le temps réservé aux clients de la nuit (vingt heures - cinq heures du matin) que Mann se greffa par les mains et la bouche et les cheveux d’Ali penché sur lui, à Ali, corps, âme, passé, rancunes, sang et couleur et les malédictions, comme un liseron à l’arbre, et ne s’en détacha plus. […]
D’où il sortit, c’est ce que l’on cherchera à comprendre plus tard ; mais du moins sait-on déjà qu’il sortit avec un cordon qui n’avait jamais servi, puisqu’il était rabougri et desséché, et avec cette allure des appendices de génération en génération retransmis plus petits, mais depuis longtemps inutiles. C’est pourquoi son nombril, contrairement à ceux que l’on avait l’habitude de voir à cette époque — ce petit trou devant lequel les marraines s’extasient tant — était chez lui plat et plein et ne fit jamais s’extasier personne. Mais il y a que, pendant ces quatre minutes, à l’enfant tombé dans ses mains, Ali transmit, par inadvertance sans doute, comme ces maladies contagieuses qu’on se passe par un baiser, un germe qui, dans l’atmosphère surchauffée et humide, se développa sur-le-champ et, reliant Mann aux racines vieilles et profondes d’Ali, il le relia à une jungle désordonnée et compacte dont les filaments pénètrent au cœur ténébreux du monde et du temps, comme les souches entremêlées du Campos brésilien traversent la terre et se nourrissent aux plages sans nom de la mer de Soulou.


note du 15 avril 2015

Bernard-Marie Koltès aurait eu 67 ans aujourd’hui.

( […] j’essaie de le dire ; des enfants naissent sans couleur nés pour l’ombre et les cachettes avec les cheveux blancs et la peau blanche et les yeux sans couleur, condamnés à courir de l’ombre d’un arbre à l’ombre d’un autre arbre et à midi lorsque le soleil n’épargne aucune partie de la terre à s’enfouir dans le sable ; à eux leur destinée bat le tambour comme la lèpre fait sonner les clochettes et le monde s’en accommode ; à d’autres, une bête, logée en leur cœur, reste secrète et ne parle que lorsque règne le silence autour d’eux ; c’est la bête paresseuse qui s’étire lorsque tout le monde dort, et se met à mordiller l’oreille de l’homme pour qu’il se souvienne d’elle ; mais plus je le dis plus je le cache, c’est pourquoi je n’essaierai plus, ne me demande plus qui je suis. » dit Abad.)

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