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Une Nation | Les Navajos
La perte du Nouveau Monde
samedi 8 octobre 2022
De Fort Defiance à Bosque Redondo, la distance peut se mesurer en mètres, en jours, ou en cadavres. Lorsque le général James H. Carleton donna ses ordres au colonel Kit Carson, ils étaient huit mille, dit-on, mais comme chacun des Navajos portait en lui tous ses ancêtres, on ne saura jamais.
Ils étaient venus de si loin jusqu’ici, sans doute du Grand Ouest qui ne fut Canadien que longtemps après qu’ils prirent la route d’un Sud qui ne tarderait pas à être américain, Nouveau-Mexique ou Arizona ; et pourtant : la langue qu’ils parlent ressemblent au Tibétain, alors il faut imaginer le chemin des contreforts de l’Himalaya jusqu’aux glaces là-haut, et la force qu’il faut pour franchir, avec les enfants dans les bras, comme on enjambe l’Histoire même dans l’ignorance de l’Histoire — c’était alors au temps des derniers rois de Babylone, tout pouvait encore avoir lieu. Peut-être fuyaient-ils quelques redoutables guerriers chinois, mongols, ou l’esprit du Coyote lui-même ?
Ils étaient parvenus aux frontières de la Californie depuis des siècles, et menaient des guerres inapaisables contre les Apaches leurs frères, les Espagnols qui l’étaient moins, puis les Mexicains, les Américains désormais. Tout homme ici qui n’était pas Navajos voulait la peau du Navajo, lui qui ne désirait que dévorer le bétail et les herbes hautes qu’il faisait pousser en chantant sa naissance, et arracher quelques scalps pour honorer sa force.
Le Colonel Carson, aussi peu loquace qu’il était habile lanceur de lasso, dit qu’il en avait assez, et il le fit entendre clairement : en un jour, il fait brûler deux millions de livres de grain et capture la totalité des Navajos, qui se défendent d’ailleurs d’être Navajos mais se prétendent seulement Dineh, Hommes et femmes humains.
Pour anéantir les peuples, il ne suffit pas de brûler ses vivres ou de massacrer des corps, il faut encore lui arracher tout souvenir en le privant de sa terre.
Le 5 mars 1864, sous bonne escorte yankee et Winchester au poing — le fusil qui se charge le dimanche et tire toute la semaine, disait la réclame d’alors —, les premiers mille quatre cent trente Dineh quittent leur terre ancestrale et prennent la route, sous le soleil déjà brûlant et dans la soif, sous les coups, les cris de terreur. Peu arriveront à Bosque Redondo où on les parque : Bosque Redondo, vite appelée par eux Hweeldi, « Lieu de la Souffrance », où les attendent maladies et famine, et d’autres coups encore, d’autres terreurs hurlés dans le noir où ils seront toujours. Ils sont rejoints par un second groupe : sur les deux mille quatre cent Navajos, qui avaient quitté Fort Canby le 13 mars, seuls cent vingt-six arrivent à Bosque Redondo. Le 20 mars, huit cent autres furent déportés, rejoints par cent quarante six autres venus de Fort Summer : cent dix d’entre eux ne virent jamais Bosque Redondo. Seuls les Guerriers de la Nuit refusaient de se soumettre, et harcèleraient les mercenaires de Carson — mais traqués par eux, ils se rendront dans dix neuf mois : c’était fini.
Quatre ans plus tard. Le Général Carleton est relevé. On propose un traité : vous pouvez rentrer. Mais comment rentrer désormais ? Combien sont-ils, qui rentrent ? Et qu’apportent-ils avec eux, après ces années d’enfer ? Puis, la terre qu’on leur concède n’est pas tout à fait celle d’autrefois où reposent les ancêtres, les rites. Ils rentrent malgré tout. C’est là qu’ils sont encore, dans cette réserve près de Gallup qui est la leur, où ils se souviennent chaque jour de la Longue Marche — The Long Walk of The Navajo To Bosque Redondo, comme on le dit désormais dans la langue des bourreaux qui est celle qu’ils parlent maintenant.
Il n’y a pas plus longue marche que celle qu’ils prirent, une semaine durant, ce mois de mars 1864, qui fut à rebours de celle qu’ils entamèrent depuis les hauts-plateaux du Xinjiang il y a trois millénaires, vers l’Alaska, puis Vancouver, avant d’entrer dans les plaines des Anasazis qui les attendaient pour l’éternité : cette éternité brisée au cours d’une seule marche, longue marche qui n’aura été infligé que pour rendre impossible tout retour et tout oubli.
La Grande Cérémonie rituelle d’exorcisme et de guérison — Klédze Hatal (« les Chants Sacrés qui appartiennent à la Nuit ») — est une cérémonie animée par le Chaman, le Hatali, emplie de chants, de poèmes, de danse, de théâtre et de peintures sur le sable, qui dure neuf nuits. Durant les 324 chants sacrés, est répétée inlassablement une incantation lancinante :
« La beauté devant moi, fasse que je marche
La beauté derrière moi, fasse que je marche
La beauté au-dessus de moi, fasse que je marche
La beauté au-dessous de moi, fasse que je marche
La beauté, tout autour de moi, fasse que je marche »