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Dieudonné Niangouna | Avec la joie du diable
Shéda
samedi 20 juillet 2013
Article écrit pour le Magazine Littéraire, en ligne sur le site
Avant d’entrer en scène, le comédien Dany Mukoko lançait ce cri aux acteurs qui l’entouraient : Shéda – cri de guerre, de joie, ou pour conjurer la peur avant d’affronter le théâtre ? Tout cela à la fois peut-être. Shéda serait à mi-chemin de Shéta, le diable, et Shida, la transaction louche, soit ce jeu entre des forces primordiales et les pactes conclus avec elles, les deals comme seul le théâtre peut en faire entre la vie et sa réinvention nécessaire pour mieux en conquérir les énergies.
De cette formule magique, Dieudonné Niangouna a tant porté le souvenir qu’il en a fait un spectacle : celui-ci possède tous les traits de ce cri, l’excessive radicalité, la beauté d’un mystère, la violence qui emporte. Spectacle ample et ravageur, il occupe plus de quatre heures l’espace de la Carrière de Boulbon pour laquelle il a été imaginé. Cela faisait dix ans que l’auteur rêvait de cette pièce qui n’attendait finalement qu’un écrin à sa démesure.
Artiste associé cette année au Festival d’Avignon, Niangouna, auteur, metteur en scène et acteur, investit le gigantisme du lieu pour y dresser l’allégorie de son théâtre total : le monde au bord d’une falaise, l’Histoire en précipice, l’art ainsi déposé au pied de ce vertige comme la formulation à la fois esthétique et politique d’une question : où sommes-nous ?
Shéda joue de l’immensité de cet espace, sa profondeur et sa sauvagerie, multiplie fables et récitants, combats et danses, pour, non pas répondre à cette question, mais lui donner toutes les formes possibles dans une langue elle-même spectaculaire, dont le lyrisme puissant, labyrinthique et féroce, mêlant raffinement de la phrase et âpreté des discours, trouve sa plus grande intensité dans de longs monologues rageurs qui sont les moments d’incandescence du spectacle.
Dès lors, il ne dresse pas une scène africaine à laquelle on aurait tort de le réduire, mais construit un théâtre-monde rempli jusqu’à la gorge de fables de nulle part et de partout, de corps insoumis qui cherchent à passer et monnayer avec le diable (le théâtre) le prix d’un passage : vers où ? Cela importe peu. Car que raconte Shéda ? Non pas une histoire que l’on pourrait résumer, mais, à travers celles qui se succèdent et se croisent, une manière de percevoir l’Histoire et de lui répondre, dans la mélancolie de ce temps qui suit la mort des dieux précipités par-dessus la falaise, pantins suicidés qui resteront sous nos yeux suspendus au-dessus du vide ; dans la colère aussi qui pourrait être l’autre nom de la dignité.
Au terme de la traversée, la réponse n’est pas celle d’un espace identitaire, mais d’un territoire politique en partage, réinventé après les défaites de l’histoire, utopies joyeuses nées des ruines : « Je t’aime, toi, de tout ce que j’ai perdu. »
À une heure avancée de la nuit, sur le plateau qui recueille les dépôts du spectacle achevé, chaos en désordre comme après un cyclone, les spectateurs se mêlent aux acteurs pour danser le départ du diable.