arnaud maïsetti | carnets

Accueil > CRITIQUES | THÉÂTRE > Frank Castorf | La cruauté vitale

Frank Castorf | La cruauté vitale

Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste, Racine/Artaud,

samedi 23 novembre 2019

Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste, Racine/Artaud,
mise en scène de Frank Castorf, GTP d’Aix-en-Provence.
Avec Jeanne Balibar, Jean-Damien Barbin, Adama Diop, Mounir Margoum, Claire Sermonne & Andreas Deinert (caméra)


Que reste-t-il de nous ? Quelques restes, lambeaux de souvenirs d’une histoire qui s’est échouée jusqu’à nous, et nous sommes cette histoire, cet échouage vague des restes : nous sommes peut-être des restes. De Racine, on se souvient de quelques vers, comme sur des cadavres ceux qui dévorent encore, lentement, patiemment, les restes. Nous sommes des vers aussi. On se souvient que c’était fatal, que la mort dénouait tout, et qu’en cela, le théâtre n’était pas seulement comme la peste, mais comme la vie. On se souvient que ça n’avait rien à voir avec la vie malgré tout : que c’était dans l’alexandrin, et sous la tunique des héros, des dieux, des bêtes que tout se jouait. Que la beauté d’ensemble était haïssable parce qu’elle écrasait : qu’on y revenait pour la haine, et qu’elle était celle qu’on vouait pour le destin. Que les êtres qui disaient la beauté des vers étaient d’une laideur à trembler : qu’ils disaient la monstruosité d’être soumis à leurs désirs. Que si Racine condamnait la passion, il nous revenait de l’accepter : d’accepter le débordement et non la condamnation. On se souvient que Racine saisissait les actes à l’endroit de leur impureté : qu’on y agissait par déraison et en dépit du bon sens, ou pour la férocité du geste, pour l’hypothèse de vie que l’acte déchargeait. On a mauvaise mémoire peut-être, mais c’est parce qu’on se souvenait que Racine était le nom d’un pénible devoir d’école, qu’il avait le goût de la poussière des livres trop lourds, des statues aux regards vides. Il suffisait peut-être de rien, par exemple qu’on arrache la tête de la statue et qu’on regarde dedans. Qu’on brûle les livres, et qu’on souffle sur la cendre. Il suffisait qu’on danse sur les cadavres : qu’on appelle cette danse Antonin Artaud, et le souffle Antonin Artaud aussi, et la cendre et le feu Antonin Artaud, Antonin Artaud jeté sur Racine comme un acide et que le métal soit attaqué, et qu’en se défendant il crie, et que le cri, on l’appelle aussi Antonin Artaud. Et que ce geste de jeter Artaud — comme un démon ou une maladie — sur Racine, on l’appelle Frank Castorf. Ça fait Bajazet, en considérant le Théâtre et la Peste.

C’est plus de quatre heures, et c’est un éclat, mais successif. Soit Racine, la tragédie faite œuvre, et Bajazet, l’œuvre bizarre, aberrante, d’un poète qui voudrait prouver qu’il n’est pas seulement l’auteur de poèmes dramatiques hiératiques et mécaniques, mais le conteur de récit ample, l’égal de Corneille et son maître. Pour le surpasser, il entrelace deux fils dans l’écheveau des fables. Soit d’abord une fable politique, shakespearienne : le Sultan part en guerre et laisse le royaume à sa maîtresse, ancienne esclave, Roxane : autant dire entre de mauvaises mains. Le frère du Sultan lorgne sur le trône, le Vizir lorgne sur le trône, tous ceux qui possèdent un peu de sang royal en lui et sur lui lorgne sur le trône. Mais personne n’ose : c’est le drame, la fable, l’allégorie. Si quelqu’un osait, il devra ou l’emporter ou mourir. Mais personne n’ose : et personne ici ne l’emportera, tout juste seront-ils bon à mourir. Quand le pouvoir s’absente, il règne partout comme une menace. Sur le plateau, le regard du Sultan loin de Byzance, à Babylone où il se bat, règne. Tous demeurent en son empire. Soit ensuite et par dessus une fable amoureuse. Roxane aime Bajazet — le frère du Sultan qui lorgne sur le trône, et aime Atalide qui est aimée par le Vizir, à moins qu’il n’aime Roxane, qui aime Bajazet, etc. Dans le cercle des enfers où on est, on ne sort que pour entrer dans d’autres enfers. Où qu’on regarde, on est sans solution. Alors on passe d’un état à l’autre : on fait le pari de l’amour ou du pouvoir, et comme le pouvoir joue contre l’amour, tout se renverse, à chaque instant. Que faire ? La révolution et l’amour sont à l’ordre du jour et ce jour est interminable.

Mais voilà que Castorf trouble le jeu, politique, et amoureux, d’un seul geste, brutal et joyeux : ce Bajazet que toutes aiment, qui peut être l’avenir radieux du royaume et de la vie, est presque un vieillard incertain et tremblant. Ce qu’elles aiment n’est qu’un pur fantasme, ou une hypothèse, que le corps ne cesse de démentir, ou d’éprouver comme désir. Ce n’est qu’un geste : il déplace tout. De là, les renversements de tous les renversements. Puisqu’à chaque scène, Racine rejoue le drame, à chaque scène on déplacera les enjeux : on recommencera comme à zéro la tragédie des désirs. Et chaque scène ne sera qu’une hypothèse : un pari, un jeu avec le possible, sa promesse transitoire. On ne fait que passer ici : passer d’un état à l’autre, d’un seuil à l’autre. Et dans une scène même, on couvrira le spectre des possibles : on jouera tout et son contraire, parce que tout et son contraire sont possibles, rendent possible un temps le possible de tout temps. Terreur jubilatoire de ces renversements : qui jamais ne fixe, qui toujours déjoue et rejoue, qui sans cesse active et recompose, ouvre, comme on ouvre un corps vivant encore, et qu’on voit les pulsations, ses accélérations au moment où pourtant il va mourir.

La fixation du théâtre dans un langage […] indique à bref délai sa perte […] et le dessèchement du langage accompagne sa limitation.

A. Artaud, Le Théâtre et son Double

Illimiter le langage : c’était d’Artaud le désir et la tâche. Chaque ligne les porte, en témoigne. Sa vie même. Castorf relève le corps encore fumant d’Artaud et le dépose ici.

De Racine et d’Artaud, rien de commun : et tout chez Racine faisait horreur à Artaud. Mais Racine exécute la langue au lieu même où Artaud opère : dire révèle ce que l’existence bien souvent tait. Et l’action terrible des mots agit sur soi comme des actes plus véritables : c’est le drame de l’aveu, celui de la confidence, de la conjuration — c’est celui pour qui chaque vers est littéralement une malédiction. Une incantation. Le charme en lequel on peut être pris, et détruit.

Dans la période angoissante et catastrophique où nous vivons, nous ressentons le besoin urgent d’un théâtre que les événements ne dépassent pas, dont la résonance en nous soit profonde, domine l’instabilité des temps. La longue habitude des spectacles de distraction nous a fait oublier l’idée d’un théâtre grave, qui, bousculant toutes nos représentations, nous insuffle le magnétisme ardent des images et agit finalement sur nous à l’instar d’une thérapeutique de l’âme dont le passage ne se laissera plus oublier. Tout ce qui agit est une cruauté. C’est sur cette idée d’action poussée à bout, et extrême que le théâtre doit se renouveler. Pénétré de cette idée que la foule pense d’abord avec ses sens, et qu’il est absurde comme dans le théâtre psychologique ordinaire de s’adresser d’abord à son entendement, le Théâtre de la Cruauté se propose de recourir au spectacle de masses ; de rechercher dans l’agitation de masses importantes, mais jetées l’une contre l’autre et convulsées, un peu de cette poésie qui est dans les têtes et dans les foules, les jours, aujourd’hui trop rares, où le peuple descend dans la rue.

A. A.

Sommes-nous de ces jours ? Et s’il faut descendre dans la rue avec des slogans et des revendications, peut-être faudra-t-il descendre aussi avec ces forces. Cette cruauté de forces agit sur nous. Quatre heures et demie durant, le texte de Racine troué par Artaud, interrompu par Artaud, relancé par Artaud, brutalisé par Artaud, violé par Artaud, insulté par Artaud, exhaussé par Artaud, exhumé par Artaud, enterré par Artaud, craché par Artaud, déchiré par Artaud nous supplie d’en finir avec les chefs-d’œuvre comme avec tout jugement de dieu, quel qu’il soit.

Une chose seule paraît sûre à l’issue du spectacle : « On n’a pas bien entendu le texte » — comme lâchent ceux qui, lâchement, pérorent sur les trottoirs bourgeois devant les théâtres officiels . Et c’est tant mieux pour les forces dans le texte. Surtout, on a vu l’électrochoc du Bardô : et le choc en nous, longtemps, qui saisit, ressaisit.

Oui, ce qu’on a entendu était bien davantage qu’un texte, et plus décisif qu’une œuvre : l’écartèlement obscène, celui des êtres que nous fait éprouver le monde, celui du monde que produisent des êtres quand ils décident qu’ils n’en ont pas fini avec lui.

On n’en a pas fini avec lui.

La vidéo/dramaturge du spectacle, qui rend visible des détails pour nous appeler à ouvrir les perspectives, à renouer avec les corps quand soudain ils surgissent ? La saturation du son qui nous ouvre à une autre écoute ? La longueur du spectacle qui nous impose l’écoute flottante qui par afflux vient et s’échappe, revient, secoue, ébranle l’endormissement qui menace comme menace l’engourdissement de ce monde contre lequel lutter ? La puissance des rites qui — ô Tutugurri, hurlé dans la mise à nue physique et métaphysique de Jeanne Balibar — qui renouvelle sans cesse l’énergie perdue des choses étales ? Détails d’un tout qui emporte et soulève.

Spectacle des soulèvements.

Spectacle de la solitude d’Artaud face au monde : et l’arrogance du monde qui fait honte. Encagé dans son corps, et dans cette vie, Artaud hurle la rupture (lettres aux femmes aimées — insultées —, auxquelles répondent dans le finale sidérant les vers de Racine, pour les venger.) Spectacle des vengeances, sociales, politiques, sexuelles, mystiques.

Spectacle des sursauts : quand les corps tombent frappés par la fatalité, ils se relèvent — chantent la mécanique macabre et vitaliste du poème du cancrelat de Kirilov, arraché aux Démons de Dostoïevski. Et le théâtre est rendu à son jeu : vanité des vanités où on meurt pour de faux, où on vit pour insulter l’existence de la fausse vie.

Tandis que dans d’autres théâtres, à trente kilomètres de là, on prétend être politique sous prétexte d’évoquer « la situation actuelle », Castorf, parlant dans la bouche de Racine (bouche dans laquelle on lui aura fourré préalablement une demie-douzaine de cigarettes, parfois en même temps), dira davantage que la situation : il dira sa cruauté, et l’urgence de la traverser. Comme on crie. Comme on jouit. Comme la foudre tombe au ralenti et que tout s’évanouit, qu’on reste sous l’averse frappé, anéanti, vivant enfin, si c’était encore possible.