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« If – En cour », la voie libertaire 

Récit d’une expérience en marge

mercredi 10 juillet 2019

« Festival If - En cour »,
une programmation libre proposée avec le soutien de la Déviation et de l’Insensé.

Au milieu, un figuier. On voit l’absence de nuages à travers ses branches. La cour intérieure est à ciel ouvert. Quelques chaises. La rumeur d’Avignon  ? Elle est loin. Nous aussi. Mais on est tout près aussi : à quelques mètres de nous, ceux qui disent les textes nous regardent dans les yeux. C’est le If : ni off ni in. Simplement l’hypothèse d’emprunter une voie plus libre. Se suivent et ne se ressemblent pas des lectures, des paroles : oui, on prend la parole où elle est, et elle est là, au milieu de la cour au pied du figuier. Retour sur un premier jour, regards sur une autre manière de penser un théâtre sans le théâtre. Le if, ni hors-lieu, ni tiers-lieu : comme un autre lieu. 

Lire ce que propose le IF — en cour.

« Le Festival “If —En Cour” consiste en l’occupation d’une cour intérieure à Avignon (23 rue des trois Colombes) pendant le Festival d’Avignon IN et OFF. Nous voulons y expérimenter la possibilité d’un autre espace-temps qui ne soit pas soumis à la logique de marchandisation des œuvres et de la mise en concurrence des artistes. Nous cherchons à créer des espaces qui rendent possibles un autre rapport à l’art, c’est-à-dire où ce rapport ne se réduit pas à de la consommation, ni à de la valorisation culturelle, où l’art n’est pas l’instrument d’une exclusion. Cela implique que nous refuserons que cet espace devienne un espace de promotion ou de vente. Nous ne cherchons pas des “programmateurs”, nous espérons de pouvoir partager quelque chose avec des gens, se rencontrer entre ami. e. s et camarades, chercher un rapport critique à nos travaux et peut-être construire par là de nouvelles solidarités. Ni IN, ni OFF, mais le conditionnel toujours en cours d’autre chose.

Les trois jours proposeront des lectures de textes divers : jeunes et moins jeunes auteurs qui lisent leur propre travail, Matériaux pour des travaux à venir, critiques… Tout cela dans la légèreté, l’insouciance et la joie de n’avoir rien à perdre ni à gagner, mais simplement de vivre et de tenter à faire résonner les mots. 

L’entrée est libre. Venez boire une limonade. Une légère restauration se trouvera sur place à prix libre. Un chapeau tournera pour chaque proposition.. »

Premier jour : un chemin de traverse qui finit par frayer entre les allées incertaines de l’époque une direction. C’est la marche qui fait de l’horizon un paysage. Ce premier jour, c’est une voie libertaire qui dégage les perspectives. Est-ce un hasard ? Un signe ? Une volonté propre à une programmation qui d’instinct a su que c’était là la condition première de tout geste que d’abord s’établir dans la joie d’être à soi-même son propre maître. 

C’est le début de l’après-midi, le soleil frappe à la verticale des choses. On est dans la fatigue d’Avignon déjà — le culte de ce qui se donne de plein droit comme admirable. Le haut lieu. Ici, il n’y a même pas l’arrogance de s’arracher aux lieux. Il y a un arbre et des chaises. C’est 14 h 30 et Mathilde Soulheban lit Les Endettés comme une évidence. Il y a la dette qui enchaîne un être à un l’autre : la dette par contrainte qui aliène et sur quoi repose l’économie quand elle devient l’ordre du monde. Et puis il y a l’autre dette : celle qui fabrique l’échange et le contre-don, qui sait inventer des façons de produire du temps. Les Endettés remontent loin dans l’histoire pour affronter les premières villes où l’économie servit d’abord à compter les fleurs et les blés. Partant de l’origine, il ne suffit pas de grand-chose pour aller encore avant l’origine et immédiatement on se retrouve dans la fiction, le rêve, l’hypothèse d’une autre histoire qui vengerait l’autre, la véritable, l’insupportable. 

« L’origine, c’est ma question préférée. On peut remonter et remonter, le cours des choses, des événements, du temps et même avant le temps, plus l’échelle grandit, plus ses barreaux paraissent négligeables. Tout le temps j’aimerais qu’il ne reste que le nécessaire. Et à essayer d’y parvenir, j’écope des seaux et des seaux de contingent, je finis par jeter le seau par-dessus bord, et il ne reste rien que de l’eau, comme moi aussi je ne suis pratiquement que de l’eau, c’est laborieux de se maintenir au sec. Il faut marquer un point et dire : là c’est le début, pour cette fois. C’est de là qu’il faut tracer. »

Mathilde Soulheban écrit comme on raconte l’histoire qui n’a pas eu lieu, celle qui pourrait advenir après : qui pourrait rendre possible l’histoire qui vient, qui tient dans nos mains. C’est une fable ample qui pourrait fabriquer un roman majestueux, mais qu’elle préfère maintenir à hauteur d’épaules d’hommes et de femmes aux secrets vertigineux et simples. C’est le choix du théâtre de donner la parole et de ne jamais se préférer à ceux-là qui tentent de vivre par les mots et les gestes. Les Endettés disent ce qu’on doit à l’autre et comment ce dû peut parfois être une menace, et comment il peut aussi être ce lien qui nous libère de nous-mêmes. 

Après Les Endettés suivent des nouvelles qui sont autant de lignes fuyant librement dans les formes du récit ou du théâtre, de la nouvelle, de la fable — sans morale, non pas sans point de vue : celui qui sait le regard de biais et mordre. 

De biais, peut-être est-ce la position propre de ceux qui tout à la fois ne veulent plus jouer le jeu que la comédie de ce monde impose — celui des rôles qui sont autant de situations de pouvoir —, mais qui n’ont pas renoncé à voir ce monde et lui porter des assauts. De biais, donc, comment voir ce qui nous lie à ce qu’on ignore ? 

Il y a la réponse toute faite et qui partout ici aussi règne en maître. Dans les programmes du festival ces dernières années, on lit en creux le nom de ce qui semble gage d’une unité partout perdue et par lui retrouvée ; d’un lien entre passé et avenir ; d’une suture entre l’ici et l’ailleurs. Dieu, dont l’absence est — ruse suprême — la preuve ultime de son existence paraît la réponse à toutes les contradictions. Une transcendance qui donne forme et sens à la célébration culturelle : ce qu’on adore dans l’art, ce serait donc la forme prise par le dieu sous nos yeux ? Évidemment, c’est écœurant : évidemment, c’est aliénant. 

Alors on regarde cela de biais aussi, et plutôt que d’effacer toute possibilité des forces, on prend ce mot de dieu et on tâche d’en faire non pas la réponse qui arraisonne, plutôt l’effort pour approcher la folie qui libère.

Sophie Agathe Amazias n’a pas renoncé à ce mot. Mais comment déchirer en dieu ce qui l’arrime à ces réductions par la croyance, à ces replis vers la négation des contradictions ? Comment faire de dieu encore l’espace de la déchirure qui féconde, et non pas seulement ce précipité qui fait des solutions la lie des calices aux breuvages imbuvables ? 

Dans un poème de pur vertige, elle propose l’approche par le corps et son désir — l’érotisme comme pulsation où le dieu saurait encore tisser de l’inconnu et de l’appel. C’est la vieille geste mystique : le corps comme le contraire d’une enveloppe, plutôt des puissances sans solution de continuité. Alors elle affronte l’époque : la marchandisation des corps, le désir comme des violences, le sexe comme le territoire des dominations — et lance l’assaut pour trouver de quoi renverser les propositions. 

Peut-être qu’on n’a jamais eu tant besoin d’un sacré délivré enfin d’une religiosité, et qu’à cet égard, l’érotisme serait vraiment le lieu d’une réappropriation de nos imaginaires où se noueraient des rapports à l’autre et au monde librement inventé. Toute sexualité est une perversion disait Breton. Oui, puisqu’elle se donne toujours ses règles qui n’obéissent qu’à elle, qu’aux amants qui se les donnent, au risque des violences peut-être, et des défaites, et des regrets. Mais au risque aussi d’un emportement qui ferait de l’amour l’expérience d’un temps où le présent se donne comme pour toujours.

Bienvenues filles de dieu !
Retirez-vous d’elle,qui n’a pas d’existence l’in-femme rendue bête par la haine et l’amour de sa schize
Mais reste encore pour jouir et détruire pour dire et finir
ne plus être que ce reste
Incarnées,

les filles de dieu mettent leur érotisme à l’épreuve de ma chasteté,
rencontrent l’homme par le côté renversent son amour contrarié détournent les âmes

en un fractal

Oh rapt divin

Les filles de dieu connaissent la réversibilité ce mystère
elles le savent sur terre
Alors elles doivent se laver
d’avoir su,
d’avoir vu, d’avoir mis
leur salut dans un fils

Les Filles de dieu racontent cette histoire : témoignent de cette expérience. Chaque vers livre la bataille. À chaque ligne, le désir peut se renverser en violence. Mais chaque ligne reprend la lutte. Texte comme un corps à corps avec lui-même qui rejoint celui des corps. De la mystique, le poème renoue les accents profondément politiques : inventer une liberté qui pourrait défier les pouvoirs. On sait que c’est sur les corps que les pouvoirs autoritaires ont toujours d’abord porté les coups. L’exercice libre de la sexualité est une injure à tout pouvoir qui s’établit d’abord sur la conduite de nos désirs. Écrire ce jeu des désirs, dans l’affolement et le risque consenti des blessures, en leur nom même pour mieux les traverser, c’est poser le sacré sur le plan d’immanence qui le rend essentiel, et même d’une urgence brûlante, dévorante.

La vie d’Emma Goldman porte le sceau de cette brûlure, jusqu’à la blessure, jusqu’à la joie. À 18 h 30, Mirabelle Rousseau et Sarah Chaumette — de la Cie T.O.C — proposent une traversée de cette existence radicale. Femme, juive, anarchiste : c’était trois fois trop pour l’époque — Emma Goldman fit de sa vie non une provocation, plutôt l’audace d’accepter de la vivre. « Vivre ma vie », titre sublime de son autobiographie, dit tout ce que cela suppose d’arrachement, de violence aussi.

En traversant cette vie par la lecture de lettres ou de récits de cette femme, c’est surtout le parcours d’une parcours qu’on suit, et qui vient se confondre avec l’existence. Première grève, première prise de parole publique, premières actions : l’expérience de la prison, des brimades. Des trahisons. Des alliances. Des erreurs aussi. Et sur toute cette vie résonne la basse continue des amours non comme un arrière-plan joyeux, des parenthèses ou des respirations pour se donner des forces, mais comme le lieu privilégié où mettre à l’épreuve sa vie dans la vie, comme l’expérience première et dernière de l’existence libre. 

Ce fil érotique et politique que tisse la vie d’Emma Goldman, ou qu’Emma Goldman tisse dans sa vie, est un scandale : en regard de l’époque, et pour la notre aussi, la sexualité semble une concession accordée à notre vie privée, pas l’enjeu de l’émancipation qui rend possible toutes les autres. 

« Si je ne peux danser dans la révolution, je ne veux pas faire partie de cette révolution ». Du corps dansé et dansant, Emma Goldman, par delà ses choix politiques, son statut de passionaria de l’anarchie anglo-saxonne, propose une vie inexemplaire dans la mesure où chaque pas de danse est unique, s’invente son chemin, s’éprouve lui-même dans la liberté de le tracer.

 

Le soir, la voie libre s’ouvre encore et résonnera davantage. Au pied de l’arbre, Lorenzo Valera et ses amis proposent une traversée de l’Histoire récente de l’Italie à travers les chansons populaires. C’est une autre histoire qu’on écoute, qu’on apprend. Une histoire qui n’appartient pas aux livres écrits par les gouvernements : une histoire où cette fois les poilus chantent la haine de la guerre, et le paysan celle du curé, où des solidarités naissent qui ne relèvent pas des frontières, plutôt du partage d’une même sueur sur toutes les faces du monde. 

« Fleurs de barricades » — le nom de ce tour de chants — rassemblent un bouquet aux fleurs qui sont parfois celles des deuils et des défaites, mais qu’on porte à la boutonnière par défi, et pour la beauté des couleurs qui affrontent le gris en face du ciel et des redingotes. 

Contre-histoire : celle d’une joie libertaire aussi, de la drôlerie des mots et des rimes, des images qui naissent toutes seules, des mélodies qui restent en mémoire et qui permettent de refaire le chemin des mots. Les chansons nous sont parvenues de mémoire, malgré les censures d’état et les accidents de l’histoire, ou les fascismes toujours trouvés en travers de la route — mais on sait les chemins de traverse. Les chansons se sont faufilées dans le siècle, hors toute littérature officielle, plutôt comme on verse le vin d’un verre à l’autre, et s’il arrive qu’on perde tels ou tels vers, peu importe : l’essentiel est dans ce geste qui transmet la mémoire, et ce geste est intact. 

Ainsi nous, ce soir-là. On nous apprend les chansons comme autrefois ils se sont appris. Un vers après l’autre. On chante de bon cœur, celui qu’on saisit à même la chanson. On est une quinzaine au pied du figuier et toutes les images de la journée s’y amassent et prennent corps. 

Les figures des Endettés, les filles de dieu, d’Emma Goldman — de Saint-Just ((j’aurais ainsi proposé un récit, au cours de cet après-midi, commis à partir de la figure de Saint-Just, de ce qu’il en reste)) —, trouvent là leur façon de s’éprouver et d’agir. Non plus seulement dans la diction, mais le partage des mots, des mélodies. 

On est à la tâche : on chante. 

 

Peut-être est-ce la seule forme que peut prendre le théâtre quand il se propose d’être l’exercice libre des corps et des pensées — une forme libertaire.

Les figures d’anarchie de ce jour sont autre chose que des modèles ou des prêts-à-penser : des puissances d’agir. Évidemment, chanter ne change rien du monde qui dehors continue d’œuvrer sa grande œuvre de mort. Simplement, la nuit, on complote lentement. On fait l’exercice d’un autre usage du temps et de nos corps. On fait la preuve que le liberté est un usage qui nous délie. On est la preuve qu’on n’est pas seulement ce que le monde fait de nous. 

Dans une des chansons, on chante :

Au couvent je passe mon temps à prier
et quand je serai morte, au ciel je volerai

Mais j’y vole bien avant toi
quand j’embrasse le visage de Beppino
cinq minutes suffisent à me consoler
les portes du paradis, il ouvre pour moi

La lune les étoiles, tout ça il me fait voir
alors que t’attends de mourir pour monter au ciel.

Gismonda tu m’as fait blêmir
tu as fait battre mon cœur
loin du couvent je veux fuir
je veux ressentir moi aussi ce qu’est l’amour

je le vois bien, tu vis tant de joie
moi aussi je suis née femme et l’amour je veux faire.

Journée en cour, au pied du figuier. If, ou la voie libertaire : if, ou la voix qui chante l’insubordination et la fuite de tous les couvents, de tous les murs de tous les palais de tous les papes que ce monde sait dresser avant de nous dresser — if, comme une façon de dire combien l’amour est façon de traverser, combien l’amour que l’on fait se fait contre le monde d’abord, et qu’il nous fait pour mieux voir les étoiles et la lune : cette force qui opère ce renversement de la nuit en jour, première tâche avant de renverser ce monde. 

On chante