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Omnia Sunt Communia | Un prologue

Création universitaire 2024

vendredi 12 avril 2024


Omnia Sunt Communia, création universitaire 2024
mis en scène Malte Schwind, assisté d’Isadora Bernard, Justine Dubus et Marthe Ternoy.
Interprété par les étudiants de la section théâtre d’Aix-Marseille université.

Du 24 au 28 avril 2024, Friche Belle de Mai, Marseille

Cette année, je l’aurai beaucoup passée dans l’hiver et le printemps 1525, entre la Souabe et la Franconie, dans les plaines d’Allemagne avant d’être nommée ainsi, parmi les cris paysans jetés par les corps qui se soulèvent, et devant l’ombre de Thomas Müntzer — traquant le théâtre et les mots pour le dire.

Je dépose ici le prologue du texte écrit ces semaines – accompagné à la dramaturgie par Olivia Oukil.


Voir aussi
 Les notes sur la dramaturgie du spectacle
 La page des Créations sur IG


Prologue

Daly Joe. — On raconte que l’histoire est passée, qu’il n’y a rien à redire — que la terre est pleine, le vent profond, et les cadavres en poussière.

Marion. — Inutile de croire qu’on trouvera par ici de quoi changer l’Histoire.

Maurine. — Le monde, cher·es ami·es, ne tourne qu’en un sens, de l’arrière à l’avant, de maintenant à bientôt et de maintenant à plus tard. Mais le ciel sait parfois se retirer comme un livre qu’on roule, et il est des pages de ce monde que l’on aurait tort de brûler, des taches de sang tenaces, dernières traces d’un maintenant qui a cherché à se renverser.
On raconte que nous avons suffisamment vécu l’histoire du monde, connu trop de villes, de dates, de désirs d’autres temps effondrés à jamais dans la réalité, et c’est tout.

Louise. — En 1681, Colbert étend le monopole de la vente de tabac et crée des manufactures royales. À l’angle de la rue Paradis et de la rue Vacon, une manufacture est ouverte près du couvent des Carmes déchaussées. À cette époque, on consomme le tabac en poudre à priser, en morceau pour chiquer, ou pour fumer la pipe. Marseille devient rapidement renommée pour la fabrication des cigares. La manufacture devient lieu trop étroit ; on en cherche un autre, plus vaste.
En 1861, l’État rachète un terrain de 26 000 mètres carrés qui appartient à la compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, près de la Gare Saint-Charles. Des travaux sont conduits qui s’achèvent en 1868. La manufacture de la Belle de Mai était née : on y fera du tabac dont l’odeur enveloppera tout le quartier près d’un siècle et demi.

Angèle. — En 1990, trois cents ouvriers sont licenciés. La Manufacture est abandonnée : deux ans plus tard seulement, dans les ruines, on fit de ces friches industrielles comme à Liverpool, Hambourg, New York ou Barcelone, un lieu, comme l’on dit, culturel : une société coopérative d’intérêt collectif de type société anonyme à capital variable : des ateliers, des studios de répétitions et de construction, des résidences d’artistes, et des théâtres.

Gwladys. — Par exemple, ici nous sommes. Parce que les murs de cette Friche supportent bien trop d’histoires pour appartenir à l’une d’entre elles, nous les avons choisies pour y accueillir modestement, dans ces habits que nous avons confectionnés et avec ces corps qui ne sont que les nôtres, l’élan de votre imagination. Se déplieront, entre ces chaises, ces tables et ces peintures, les prairies d’un autre temps, et tous les arbres, et tout ce qui verdoie, les champs, les villages et les chaumières de cette Allemagne fangeuse de l’an 1525, cette Allemagne, cuve dans laquelle Dieu jeta les hommes, ou la colère, ou l’injustice, ou le désespoir — à vous de choisir —, et qui ne laissa que la terre pleine, le vent profond, et des cadavres en poussière.

Hoëla. — On raconte tant de choses. Tout et son contraire. On raconte en désespoir de cause. On raconte pour passer le temps, et il le fait, il passe ; on se tient au bord, il s’éloigne. Mais avant de plonger jusqu’au cou dans le sang et le purin, prenez garde à ne pas oublier que ce que nous disons n’est rien de plus qu’une légende de l’histoire, que nous avons suffisamment vécu celle du monde, que nous avons connu trop de villes, de dates, de désirs d’autres temps effondrés à jamais dans la réalité, pour chercher dans ce récit des morceaux de notre présent.

Maurine. — Et si toutefois, par un effet du sort ou par le plus grand des hasards, et uniquement pour ces raisons, ami·es, les rouages et les figures de ce que nous allons vous jouer devaient éclairer votre propre vie, surtout ne cherchez pas à poursuivre le reflet de cet éclat parmi nous, mais plutôt de l’autre côté de la porte par laquelle vous êtes entrés.

Victoria. — Vous voilà averti·es, ami·es, maintenant écoutez.
Voici que nous ne sommes plus où nous sommes.
Voici que la La scène est en Bohème et que quelqu’un parle, qui dit :
Qu’un homme en Bohème, entre Zwickau et Prague, autant dire quelque part où le ciel est sans pitié, comme les Seigneurs, où la terre est basse à celui qui la fait pousser de ses mains nues, où les mines creusent dans la terre la peine qu’il faut pour lui arracher ses pierres, et où les tisserands filent entre leurs doigts en sang le fil perdu des saisons, qu’un homme donc parle d’une voix qu’on écoute soudain comme si c’était vrai, on dit qu’il parle dans la colère, qu’il dit des phrases comme vous ne pouvez servir Dieu et les riches, et on l’écoute : on regarde les riches, et on regarde Dieu, on l’observe sur la croix comme il souffre et ressemble tant à celui qui arrache les mauvaises herbes et les pierres dans les mines, oui, c’est vrai qu’il porte nos visages, et alors on ne comprend pas pourquoi au nom de ce Dieu les riches le sont, et les pauvres le demeurent.

Daly Joe. — On dit que l’homme dans la colère dit des phrases de plus en plus hautes, il dit que si Dieu avait condamné des hommes à vivre dans l’esclavage, et d’autres à vivre libres, il l’aurait dit.

Victoria. — L’homme dit cela et d’autres choses qui disent l’égalité entre les pauvres et les riches, et que pour cette raison la richesse est coupable, et il dit cela dans notre langue, pas celle des prêtres en soutane dorée, non, mais dans la langue qui sert à dire le temps qu’il fait, la peine à l’endurer, et la joie de se voir.
Il dit la langue dans la vérité nue et il s’y baigne.
Alors il dit : la parole n’a pas encore été entièrement dévorée par les chiens, et nous, nous savons qui sont les chiens, et qui a faim.
On raconte qu’il s’appelle Thomas Müntzer.

Louise. — Thomas Müntzer, c’est le nom de cet homme, en Bohème, qui a pris la parole comme on prend les armes.
D’ailleurs, il va prendre les armes.
On dira qu’après avoir levé la voix, haussé la parole à hauteur d’épaules des hommes, des femmes, qui soudain ont cessé de bêcher et de tisser pour l’entendre, qu’il a levé une armée.
Mais non, elle s’est levée seule, comme si c’était du pain. Lui, Thomas Müntzer, il n’a fait que jeter le sel sur les plaies, le levain sur la farine, souffler et répandre.

Angèle. — Autour de lui, ils étaient soudain vingt mille à égalité de pauvreté, une fourche à la main, marchant dans la colère, réclamant du pain, et une autre histoire.

Amandine. — Luther dira, au début (et au début seulement) : ce ne sont pas des paysans qui se soulèvent, c’est Dieu — mais non, c’étaient bien des paysans, et avec eux les mineurs et les tisserands, les femmes, des enfants avec encore le foin dans les cheveux, et les bêtes, les oiseaux sans nom, les insectes des bois, les pierres et les lacs, et tout le tremblement. 

Marion. — Il faudra dire les paroles et ce qu’elles appelaient, parce qu’elles appellent encore, au fond des choses, ce qu’on ignore, qui creuse en soi plus loin que les mines — par quoi les mines font effondrer la terre aussi, en révèlent les abominables entrailles dont se repaissent ceux qui les possèdent.
La scène n’est donc pas seulement en Bohème, mais quelque part ici, ou là.
La scène est au fond de ces choses qui remuent dans les entrailles, quand les Seigneurs comptent la dîme, réclament le silence et du vin.

Alizée. — Il pleut, ce dernier jour où la bataille va avoir lieu, à Frankenhausen.
Un peu de lumière soudain perce le ciel ; on pourrait voir un arc-en-ciel, c’est peut-être un signe. On ne sait pas.

Daly Joe. — On ne croit pas aux signes, on croit qu’une vie en vaut un autre et cela vaut la peine de vivre, même si la peine est grande, et le ciel lointain, confus, et vaste.

Maurine. — C’est l’aube. Thomas Müntzer parle à ses hommes terrifiés, paysans munis de simples bâtons devant l’artillerie des princes regroupée là-bas, prête à donner la charge : il dit les mots qu’il faut, que tous les souverains doivent mourir, et d’autres choses encore ; il parle haut, comme si c’était la dernière fois, et c’est la dernière fois, mais lui, il regarde l’arc-en-ciel, il regarde l’aube encore sur la terre en semence.

Louise. — L’histoire pourrait finir devant Frankenhausen, sur le champ de bataille labouré par l’averse, juste après l’éclaircie qui donnera le signal du massacre. Ou sur la grande place de Mühlhausen où l’on va trancher la tête de Thomas Müntzer, et avec lui de tous ceux qui ont dit : les pauvres sont les puissances de la terre, tous ceux qui l’ont pensé en secret, qui l’ont écrit. L’Histoire pourrait finir à chaque instant dans le rire gras, le vent, rien.
Mais elle ne le fait pas.

Manuela. — On raconte que la femme de Thomas Müntzer était enceinte quand il fut exécuté, sa tête tranchée puis le corps écartelé. On ne connaît pas le nom de l’enfant, ni s’il est né.
L’histoire ne finit pas tant qu’on prononce le nom de Thomas Müntzer, qui est mort comme n’importe qui : autant dire, selon son désir.
Au moment de mourir, il dit simplement : Tout ce qui est, est à tous.
Omnia sunt communia.

Hoëla. — Le sang peut couler comme autrefois celui du bouc sur le sable sacré, il ne sèche que sur la terre qui va la boire.
On dit que Thomas Müntzer est mort ; mais cela n’empêche pas sa vie d’avoir eu lieu, les mots, les désirs.
On dit La Guerre des Paysans allemands, comme si c’était passé, comme s’il fallait la raconter et que passe le temps : comme s’il ne fallait pas se donner du courage, et trouver des forces où on le peut.