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André Benedetto | « au fond d’artaud »

Deux ponts trois arbres quatre hommes du sud, éditions Jacques Brémond, 2002

samedi 11 mars 2023


au dos glacé d’un morceau d’affiche arraché sur la façade je grillonne des notes en vue d’une intervention immédiate pour la deuxième nuit de la poésie de toulouse en 82 en réalité à la salle des fêtes de ramonville car serge pey n’a pas pu obtenir la halle aux grains comme pour la première nuit en novembre 81 qui fut un événement considérable des milliers de personnes la poésie ça fout sans doute la trouille aux pouvoirs en place bien installés quand elle prend ces proportions démesurées de petit cercle d’initiés qui devient un énorme grand cercle en changeant radicalement dialectiquement de nature parce qu’on n’est plus sous un projecteur mélancolique avec une guitare classique devant quatre pelés mais devant toutes et tous

à peine garé il me dit qu’il était prévu une lecture d’artaud qui ne pourrait pas se faire car il venait d’y avoir défection et me demande si je ne pouvais pas faire tout de suite au pied levé all’improviso subito un truc pour boucher le trou béant qui n’allait pas cesser de grandir et de foutre le vertige à tout le monde si je ne pouvais pas en quelque sorte compenser avec quelque chose autour d’artaud tu vois je ne sais pas si tu as une idée ça urge toi tu dois pouvoir faire ça ouais je vais voir ce que je peux je vais essayer

tu disais donc il y avait en prévision une lecture pré-vue d’artaud prévue lecture lue ouais d’accord je prends donc artaud à-bras-le-corps corps souffrant forcément non encore apaisé je le sais pour l’avoir lu au fond déjà non encore apaisé poèmes je prends le corps souffrant et je le lis je note pour avoir de quoi sous la main et sous les yeux pour me lancer dans un moment dans combien de temps tu me dis dans un quart d’heure tu vois vingt minutes si tu le fais tu me sauves entre nous c’est d’ailleurs toujours avec les victimes et les sacrifiés avec les naufragés après-coup avec les humiliés et les suicidés de la société qu’on sauve un peu les gens je prends ce corps-là sous cet oeil-là dans ce lieu-là sous cet œil à mille facettes de la mouche sociale avide de voir l’artaud bardo todol de voir avec le troisième œil

je lis dans le corps d’antonin le dernier des antonins ce corps souffrant durant toute sa vie endurant je vois trois points trois bouées à lancer trois balises premier point marseille port la méditerranée et la peste souvenez-vous la peste et les chiennes de l’imagination qui vous firent aboyer quelques uns la peste qui servit pour extraire le théâtre de la cruauté du fond des coulisses plongées dans les ténèbres paisibles où on somnole en attendant la retraite

deuxième point marseille encore la provence et bien sûr le provençal et je vois cet homme-là cette espèce de marseillais de provençal son rapport à la ville et à la proensa vous le voyez un jour partir au Mexique pour chercher et découvrir enfin la culture qu’il avait sous les pieds dans les mains et dans les yeux sans le savoir sa propre culture d’origine

et enfin le point trois encore et toujours à marseille avec les plongeurs de la comex tandis que lui essayant d’extirper ce qui est en lui déposé par la civilisation il tente de le cracher le vomir s’en expurger et se purger catharsis personnelle cette volonté de dégueuler tout ça et ça donne un salmigondis indescriptible de viandes passées à la moulinette voilà donc les trois points successifs les trois bouées les trois axes les trois piliers les trois sommets le tripode la trinité en somme le trépied pour déposer le corps souffrant comme un paquet-poste en souffrance de frère artaud poète de marseille comme laurent sur le grill et tordu de douleur il gigote lui c’est aa et puis il y a bb le berlinois à une époque il y a peu c’était la grande comparaison enre les deux et entre aa et bb il y a qui devine si tu sais l’alphabet

je me cherche ie cherche moi et je cherche moi parce que moi se cache autrement dit moi cache soi où donc moi cache-t-il soi je ne sais pas est-ce cela qu’il cherchait c’est possible au milieu des cadavres de la peste à bubons là où il y à de l’être il y a de la merde clame-t-il et ça se sent

point 1 en 1720 à marseille arrive un navire affrété par le premier échevin de la ville un certain estelle autrement dit étoile un navire le grand saint-antoine en provenance des échelles du levant commandé par le capitaine chataud or antonin plus ou moins issu d’un milieu d’armateurs connaît bien cette histoire terrible de ce bateau plein de soieries empestées qui n’est pas mis en stricte quarantaine

et les soieries alors appartenant au maire vont pénétrer et très vite empestifier la ville on ne dira rien des pestiférés abandonnés à livourne ni des morts en mer après coup on maquillera un registre on le raturera pour faire croire que la consigne a été respectée mais la peste a fait des ravages à marseille et dans toute la provence malgré ce bon saint roch assisté de son chien et le mur qui fut dressé sur des kilomètres peine perdue on se souvient des médecins avec leurs grands becs de rapaces contre l’infection et les puanteurs de tous ces cadavres abandonnés dans les rues

artaud retient la description horrible et il désigne la peste fléau de dieu comme remède radical il prescrit de porter la peste dans le cœur du théâtre fomenter un théâtre qui opère dans la société comme la peste mais quand il s’y met il est trop tard sans doute les pestes brunes sont déjà à l’œuvre en europe ce sont encore des maladies et pas encore des remèdes des maladies dues à une maladie inconnue encore plus profonde que cette apparence de bubons de noirceurs et d’abcès

considérer la peste comme vaccin mais quel théâtre pourrait bien servir de vaccin assez fort pour immuniser mais au fait immuniser de quoi du rétrécissement mental social religieux qui nous nanifie la conscience le corps entier et l’organe du cri tout ça mis en veilleuse par les tabous les totems les interdits les habitudes les bienséances les génuflexions il théorise à mort mais rien ne réalise et nous on a encore la cruauté cette injonction majeure entre les mains et on s’interroge au lieu peut-être de vociférer bien fort sur les scènes et aux carrefours tout simplement et de gueuler à perdre haleine pour apprendre à nous refourner nous-mêmes comme des gants sans chercher à comprendre sauter à pieds joints sur la raison le raisonnable et les pantoufles et rejoint les hard-rockers

lui dans ce qui nous reste de son jeu par le cinéma dans quelques films on le voit tenter cette révulsion ce retournement roulant des yeux terribles et annonçant les cataclysmes qui se préparent dans le monde que les voyants voient venir et ensuite dès le plan marshall il annonce notre aujourd’hui déjà dans le pour en finir avec in god we trust et quand ça arrive enfin quelque temps après on s’en rend compte qu’il avait raison ah si on avait su mais voilà c’est fini le mal est fait y a plus rien à sauver ni à éviter tout est accompli

je vous parle de ce que vous connaissez bien j’espère il aurait pu naître à toulouse il aurait échoué à paris en ce temps-là le passage obligé où tout le monde venait échouer dans le milieu surréaliste ou bien ailleurs j’ouvre la parenthèse le droit aux interdits dire que l’interdit c’est qui est dit inter nos ce qui est entre nous à savoir entre les yeux entre les jambes entre les mots et entre les morts dit

point 2 artaud fils de marseille l’enfant au tout début du siècle baigne d’une manière ou d’une autre dans une culture provençale et méditerranéenne riche de mots de plats venus de tous les rivages de santons et d’indiennes et voici qu’un jour le petit enfant spectateur des crèches et des pastorales provençales dont ici vous ne savez pas grand chose voici qu’il s’embarque devenu adulte et part pour le Mexique où il arrive après une halte à la havane où un nègre dit-il lui a remis une petite épée magique il débarque et gagne aussitôt la sierra tara-humara et là à son grand étonnement que trouve-t-il

que trouve-t-il soudain au fin fond le plus secret et le plus magique du mexique au fin fond du théâtre et de la poésie il découvre enfoui au plus profond de lui sa culture d’origine il voit la crèche parlante de marseille le passage des rois mages sur le bleu profond des ciels mexicains et de notre dame de guadalupe il est fou à lier on le lie moi je le lis pour vous lecture d’antonin artaud lec-tu-re prévue d’antonin artaud qui en a terminé avec il faut en finir l’ai tout artaud chez moi j’ai tout artaud ici tout le corps immensément souffrant d’artaud sur les bras et par le travers et impossible de citer un sedl mot pas un mot ne remonte à la surface oh non pas un mort ne remonte pas un seul non non pas un seul aucun souvenir y en a trop il faudrait plonger et trier

lui que fait-il et voilà le point 3 de plus en plus il plonge il se bat avec les mots il laisse monter les mots et il se les arrache du corps toutes les scories accumulées et à coups de couteau à coups de gueule les charcute les yeux étincelants et les babines effroyables traversé totalement par le total du poids de la barbaque à se coltiner tout le long de l’existence cette chair vivante avec tous ses impératifs ses instincts ses besoins ses réflexes on peut bien se demander à quoi ça sert toute cette carne et lui alors

clamant des mots criant hurlant sur le trépied homme exploité hurlant l’exploitation du poète avec force appliqué à l’expectoration de quelque chose transmué transmuté dont il ne sait rien qu’il recherche un vrai travail pour quoi il n’est guère payé mais il bosse comme un dément il livre son corps à la science à la recherche de quelque chose qu’il ne sait pas et se demande ce qui va en sortir il ouvre les vannes de la gorge essayant encore et en corps de crier de créer en corps encore oui j’ai lu j’ai essayé de lire un peu peut-être un peu j’espère le corps souffrant d’artaud étalé là dans cet espace

je ne sais plus si je fus halluciné possédé ce soir-là et que puis-je ajouter aujourd’hui vingt ans après sinon ce dans quoi se débattait encore et en corps et toujours l’acteur sud treize ans plus tard mais toujours ce type prétendu fou je l’ai dans la tête et dans le cœur échevelé vibrant déchirant la poitrine cette même vision de ce poète qui descend dans les mines et les galeries souterraines de son être en recherche de la pépite du secret et d’il ne sait vraiment pas quoi mais il lui faut plonger il plonge

voici donc la suite venue et c’est encore la même chose qui se dit en précisant ceci qu’en provençal ou plutôt en argot marseillais le momo c’est un enfant et en français un cinglé dans quel sens l’a-t-il employé lui-même je ne sais pas la différence de lui avec tous les autres est qu’il ne se prend pas pour un esprit sain dans un corps sain qui étale des vérités des certitudes mais comme un malade qui cherche les origines de ses maux

artaud plongeur artaud sur le billard artaud explorateur acteur-sud il est la figé tu le vois saisi coincé le dos au mur échevelé la chevelure de serpents de méduse et la gueule d’un vIeux sorcier traversé par les continents traversé par les millénaires tu l’as vu tu l’as vu les yeux exorbités et tu le vois encore au milieu de ton front

antonin le shaman antonin le momo il se tient sur la scène devant la caméra comme sur un bûcher il se démène il fait des signes il crie que nous sommes tous à l’envers que nous sommes tous mal foutus comme le complet de fernand tout de travers il appelle sur nous la peste du théâtre afin qu’elle nous retourne comme des gants et nous mette tous à l’endroit il est cinglé dit-on

il plonge à l’intérieur de lui-même on l’aperçoit derrière le hublot de son scaphandre mental il plonge pour aller s’attraper les doigts de pied et se retouner comme un gant il descend dans les profondeurs de son être là où il crie ça sent la merde la où ça grouille et il farfouille y a quelqu’un au fond du momo

il se décortique les intérieurs il se vivisectionne il s’expérimente tout vif il se met à la question il se torture et il tape sur le billot sur le bidon pour accoucher de tout cela et il tape tape se tape pour naître enfin qui sait et peut-être dormir pour se sortir de lui-même tout vif il cherche au fond de lui le petit bonhomme perdu

il remonte au grand jour sous le grand projecteur un tas d’horreurs et de saloperies et ce gros dégueulasse il les étale à la surface il essaie de tour montrer ce qui se passe au fond alors on le saisit et pour faire bonne mesure pour prendre à ceux qui n’ont pas et donner à ceux qui ont ah tu veux souffrir ch bien souffre on le passe à l’électrochoc il gigote il en bave à crever il en chie la gueule halluciée comme électrocuté

suicidé de la société il connaît bien le momo marsellais le tout petit le fada intégral celui qui descend initiateur de la recherche dans notre mer originelle pour des plongées aux grandes profondeurs surtout i le perds pas de vue il est là figé tu le vois tu le vois toujours j’espère derrière son hublot face à la mer face à la mort dos à la mer dos à la mort le dos au mur et pris dans la mire il se marre soudain

les millénaires perdent leurs dents en lui un jour il arrive au mexique et il découvre il redécouvre la crèche provençale et son petit jésus au beau milieu des tarahumaras dans leur sierra mais à part le grand bleu du ciel il ne fait pas le rapprochement et il ne cesse plus depuis de chercher où il a déjà vu ça

et alors le voilà barbaque à vif essayant de réinventer la langue provençale de sa petite enfance dans le rite du tutuguri et les dents qui branlent très fort dans la mâchoire du monde et lui squelette d’aigle décharné qui de toute sa vie ne s’est pas laissé épingler dans un cliché regarde-le au fond de lui comme dans la chanteuse y a quelqu’un de vivant au fond à l’intérieur dans les santons il y a quelqu’un qui te regarde et qui veut te parler

ouais quelqu’un de vivant au fond il roule des yeux furibards il aiguise sa voix cet enterré vivant et l’hérisse de cris pour qu’elle puisse traverser le béton et parvenir à la surface perceuse à percussion c’est lui le héros le patient de la machine torturante et investigatrice imprimante à aiguilles de verre de la colonie pénitentiaire kafkaienne et il tape il tape et il cherche à jaillir tout vif de lui-même il cherche à naître enfin et enfin à dormir je radote je crois je me répète et lui cet artaud le cobaye en bon marseillais qu’il est il en remet dans ce qu’il dit et dans ce qu’il fait avec les très grands bras pour faire bonne mesure sur le quai face à la mer parmi les poissonnières et les badauds que rien n’émeut

chacun ici s’accepte comme il est et accepte les autres c’est très maffiamilial le sud et j’ose ailleurs le répéter que voulez-vous dit-on de n’importe lequel c’est sa nature il n’y peut rien et lui surenchérit c’est ma nature c’est comme ça et lui tout étant ce qu’il est il plonge au fond pour dire comment c’est car il refuse peut-être que ce soit ainsi définitivement et qu’on accepte si facilement ce mal qui nous accable qu’il faut trouver ce ver enfoui pour le sortir et l’écraser

et on l’entend creuser se parcourir les nerfs et les chairs et les os ce marathonien des labyrinthes de l’être qui a réellement vécu en lui toutes les abominations commises par l’espèce humaine à la surface de la terre et particulièrement en ce siècle et qui le dit à haute voix et comme on n’en veut rien savoir on le ligote on le bâillonne on le rabote on le traite de fou

quand nous serons devenus moins frileux moins peureux nous reviendrons à lui vous verrez pour analyser ses études cliniques encore sanguinolentes regarder en face tous nos maux inavoués et comprendre ses diagnostics hermétiques car au fond d’artaud il y a un trésor en vérité faut plonger avec lui n’hésitez pas au fond avec artaud on éprouve de la tendresse

marseille 1896 - villejuif 1948